Relire Jean Ducruet, l'homme qui refonda l'Université Saint-Joseph
Le père Jean Ducruet (1922-2010) a été recteur de l’Université Saint-Joseph entre 1975 et 1995 ©Ici Beyrouth

L’aumônerie de l’USJ a eu l’heureuse idée de faire redécouvrir cette année le père Jean Ducruet (1922-2010), recteur de l’Université Saint-Joseph entre 1975 et 1995, auquel elle a consacré sa “8e Semaine jésuite” (10-14 mars), qui a coïncidé cette année avec le 150e anniversaire de la fondation de l’USJ, en 1875.

Pour redécouvrir le père Jean Ducruet, la voie royale est de relire L’université et la cité, une suite de textes soigneusement sélectionnés et édités par l’université. Dans cet ouvrage se déploie toute l’étendue, la diversité et la richesse de sa culture, toute la profondeur de sa réflexion et toute la fermeté avec laquelle il a su tenir la barre d’un navire qui, sans lui, aurait pu faire naufrage, mais qu'il refonda en en faisant une université privée libanaise. En 1972, en effet, il fut question, au sein de la Compagnie de Jésus, de fermer l’université.

L’ouvrage rassemble des feuilles d’allocutions de circonstance éparpillées sur vingt années de rectorat. De cet extraordinaire travail surgit un homme dont l’avant-propos du livre dit l’une des plus belles qualités: le dévouement.

Cette vertu est bien mise en évidence dans une citation du général De Gaulle.  “Pour les tâches collectives, disait en 1931, à Beyrouth, au Collège de l’Université Saint-Joseph, celui qui était à l’époque seulement commandant, ce n’est pas assez d’avoir de l’énergie et des aptitudes. Il y faut du dévouement. Il y faut la vertu de sacrifier au but commun quelque chose de ce qu’on est… ”.

Il y a là une esquisse d’un portrait possible du père Jean Ducruet, celui d’un homme de souffle, d’un coureur de fond. Et d’un homme d’abnégation.

La formule “allocutions de circonstance” peut tromper. Toute banalité est absente de ces textes, aussi simple et circonstancielle que soit l’occasion. Le lecteur constate très vite que le recteur qui parle assume de tout son être le poids de sa charge et sait toujours dépasser le circonstanciel pour aller à l’essentiel. L’ouvrage est exemplaire sur ce plan. Nul texte qui ne porte le double souci de l’apprentissage et de la formation culturelle et spirituelle; nulle technicité qui ne renvoie à la dimension humaine et sociale de l’apprenant.  

“La résignation n'est pas libanaise”

Car aucun détail n’échappe au père Ducruet. On retient au hasard, à cet égard, les lignes qu’il consacre à l’importance du dialogue entre le corps médical et le corps infirmier. “Comment voulez-vous, par exemple, qu’une équipe de soins garde son moral si elle est convaincue, à tort ou à raison, que les interventions qui lui sont demandées sont de l’acharnement thérapeutique”, glisse-t-il dans un texte sur la profession d’infirmière.

Les interventions destinées au corps médical et au corps infirmier sont toutes imprégnées des épreuves de la guerre que vit le Liban. En remettant ses diplômes à une promotion d’infirmières, il leur recommande de “ne pas se résigner”, aussi bien au travail mal fait qu’à la partition de leur patrie.

“Ne pas vous résigner, précise-t-il, vous le devez plus que d’autres parce que, en raison de votre profession, vous serez témoins de la souffrance des blessés, de la révolte des mutilés, du désespoir des familles, de la misère des pauvres”. Et de conclure dignement: “La résignation n’est pas libanaise”.

Ce langage patriotique, il le tient à tous et sur tous les campus: aux étudiants en lettres et sciences humaines, aux juristes et économistes, aux gestionnaires, au corps médical, aux ingénieurs.

Aux commémorations annuelles de la Saint-Joseph (19 mars), il se fait volontiers pédagogue, éclairant les consciences, analysant point par point les réalités qui se présentent, les conditions nécessaires à la restauration des liens sociaux affaiblis par la guerre ou l’action à entreprendre pour que l’État de droit ne soit plus perçu comme un étranger et devienne “l’horizon historique des histoires partielles”. Ses discours sont de véritables feuilles de route.

“Faire émerger la liberté”

Sur le fond, citant Paul Ricœur, il définit une fois pour toutes la mission d’une éducation universitaire qui se respecte, et qui consiste “en grande partie à inscrire le projet de liberté de chacun dans une histoire commune des valeurs”.  À cette définition lumineuse, il ajoute: “Aider quelqu’un au cours de sa formation, c’est d’abord, au cœur de ses conditionnements, l’aider à faire émerger sa liberté” (18 mars 1995, fête patronale de l’Université). Comme on est loin de l’usine à diplômes à laquelle de si nombreux instituts limitent leur fonction!

Dans un Moyen-Orient secoué par divers fondamentalismes et ensanglanté par de douloureux “enfantements”, le père Ducruet cultive patiemment chez les étudiants le sens de l’histoire et de l’espérance, en les sensibilisant au fait qu’ils font partie d’une nation en devenir.

Ce sens de l’espérance chrétienne, comme ferment d’histoire, éclate à l’occasion d’une remise des diplômes à la Faculté des lettres et des sciences humaines (8 janvier 1994). Dans une université qu’il définit comme “d’inspiration chrétienne” et non pas ouvertement doctrinaire, le père Ducruet, s’adressant aux étudiants et étudiantes, parle d’abord du succès des salons et expositions de livres en toutes langues qui s’organisaient au Liban, pour dire: “En contemplant ces milliers et ces milliers d’ouvrages offerts (…) je pensais à l’eau de ces grands fleuves qui, proches de leur embouchure, s’étalent en de multiples bras paresseux… J’éprouvais alors le besoin de quitter ces eaux, parfois polluées, pour remonter le fleuve, en retrouver la source, cette eau qui jaillit du rocher…”.

Abraham, l'ancêtre commun

“Ces sources de vie de notre littérature et de notre civilisation, précise-t-il, est-il nécessaire de les nommer, ce sont la littérature grecque qui nous fit découvrir l’homme universel et la littérature biblique qui, avant le christianisme et l’islam, nous dit découvrir Dieu dans l’histoire des hommes”.

“Cette nouveauté de l’Histoire, non seulement personnelle mais collective, conclut-il, comment ne pas l’évoquer en celui que Juifs, Chrétiens et Musulmans considèrent comme un ancêtre commun: Abraham le père de tous les peuples en marche. Il a cru en la promesse de Dieu, annonçant une réalité qui n’était, éveillant ainsi l’homme à l’histoire, celle de l’accomplissement de la promesse. Avec lui, à l’appel du Dieu migrant, lui-même en route, lui-même la route, nous sommes devenus des nomades et notre existence, porteuse désormais d’avenir, est devenue histoire”.

Pas de doute, L’université et la cité est une mine inépuisable de réflexions, le portrait majestueux d’une université à travers les paroles d’un homme qui en demeure, grâce à ce legs, l’une des colonnes.

L'USJ , nourricière de la “conscience collective”

“Née en Europe au sein de l’Église, l’institution universitaire est un des chefs-d’œuvre de la culture humaine”, affirme Jean-Paul II, citant “les honorables communautés universitaires de Bologne, Paris, Oxford, Bologne, Cracovie, Salamanque ou Coïmbra qui ont joué un rôle digne de la plus haute reconnaissance dans le lent mûrissement de la culture européenne, qui ne serait pas ce qu’elle est sans leur impulsion et leur apport” (Mon livre de méditations, p. 64-65).

Tout aussi “estimable” que ses aînées, l’Université Saint-Joseph appartient à cette race particulière d’institutions sans laquelle une communauté humaine, dans ce cas le Liban, ne serait pas ce qu’elle est. Pour beaucoup, elle a eu l’immense privilège de contribuer à la maturation de la conscience collective des Libanais, à leur prise de conscience de leur personnalité et de leur liberté.

Le nom de Jean Ducruet a été donné, par la municipalité de Beyrouth, à une ruelle longeant le rectorat et reliant la rue de Damas au Grand lycée franco-libanais. C’est trop peu. Pour ce grand éducateur, il faudrait une belle et grande place, un carrefour.

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