Du déni individuel aux catastrophes collectives, la politique de l'autruche façonne insidieusement notre rapport au monde. Entre psychanalyse et actualité, cette analyse explore les ressorts et les implications de ce mécanisme aussi fascinant que potentiellement dévastateur à l'échelle des individus et des sociétés.
L'expression "faire l'autruche" traduit le fait qu'une personne s'abstient de faire face à la réalité. Alors que cette expression ne rend pas du tout justice à l'autruche, elle met en jeu, chez les humains, le déni, mécanisme inconscient de défense. Il consiste à refuser d'accepter de prendre en considération une réalité insupportable, réalité externe aussi bien qu'interne. Nous utilisons tous plus ou moins ce mécanisme, il sert à nous protéger des aspects intolérables de situations perçues comme anxiogènes. Cela se produit surtout lorsque nous nous sentons vulnérables, fragiles. L'expression proverbiale "Tout va très bien, madame la marquise", mise très drôlement en chanson, décrit caricaturalement cette attitude désespérée de travestir la réalité.
Mais ce mécanisme peut avoir de graves conséquences lorsque des individus, voire des sociétés entières, persistent dans l'ignorance volontaire de faits pourtant évidents, dont les implications individuelles ou collectives sont profondes et aux résultats toxiques. Ainsi, lorsqu'un individu se mure dans une position de "ne rien vouloir savoir" ("je ne vois rien, je n'entends rien, donc ça n'existe pas"), il construit un échafaudage complexe de rationalisations pour maintenir à distance ce qu'il ressent comme menaçant. Loin d'être une simple faiblesse passagère, le déni peut, dans ce cas, devenir un mode structurel et pathologique de rapport au monde. Salutaire provisoirement, le déni devient dangereux en se pérennisant.
Ainsi, ce qu'on appelle la politique de l'autruche peut imprégner tous les aspects de l'existence, comme en témoigne son omniprésence dans la vie quotidienne. Dans la sphère professionnelle, par exemple, elle se manifeste par le refus de reconnaître les signes avant-coureurs du burn-out ou la réalité du harcèlement. Des cadres surmenés persistent dans le déni jusqu'à l'effondrement, des organisations ferment les yeux sur des dysfonctionnements manifestes.
La vie privée n'est pas épargnée: déni de la dégradation d'une relation de couple, aveuglement face aux addictions d'un proche, refus obstiné de consulter, rejet de la réalité psychique, etc. Autant de petits arrangements quotidiens avec l'existence qui, en s'accumulant, peuvent conduire à des situations hasardeuses.
Lorsque le déni se fige en un mode structurel de rapport au monde, il témoigne d'une incapacité à faire le deuil de l'objet perdu, de même qu'à accepter la castration symbolique. En se cramponnant à une réalité fantasmée, un sujet refuse d'affronter la perte, la finitude, la contingence radicale de l'existence. À l'échelle d'une société, ce refus peut prendre la forme d'une quête éperdue de solutions miracles, d'une fuite en avant perpétuelle dans l'illusion et la démesure. Car c'est bien l'articulation entre les niveaux individuel et collectif qui confère à la politique de l'autruche sa dimension potentiellement dévastatrice. En refusant d'affronter la réalité, en la maintenant à distance par un système de rationalisations et de dénégations, le sujet reproduit au niveau du groupe les mêmes mécanismes pathogènes qu'il met en œuvre dans son économie psychique individuelle.
À cette échelle collective, les conséquences de la politique de l'autruche prennent toute leur dimension dramatique. L'histoire du XXe siècle regorge d'exemples d'hommes d'État ayant pratiqué ce déni avec des conséquences souvent catastrophiques.
Le Premier ministre britannique, Neville Chamberlain et sa politique d'apaisement face à Hitler, illustrent parfaitement ce mécanisme. Convaincu de pouvoir contenir les ambitions du dictateur par la négociation, il a persisté dans le déni des réalités géopolitiques. Les accords de Munich, signés en 1938, symbolisent cet aveuglement: Chamberlain y proclamait avoir obtenu "la paix pour notre temps", quelques mois seulement avant qu'Hitler ne déclenche la Seconde Guerre mondiale. Un déni qui a renforcé la conviction d'Hitler que les démocraties occidentales étaient trop faibles pour s'opposer à ses projets. Au Liban, ce mode de fonctionnement ne nous est pas étranger.
Autres exemples: pendant la guerre froide, les dirigeants américains ont longtemps refusé de voir la réalité de l'enlisement au Vietnam. S'accrochant à des rapports militaires optimistes contredits par la situation sur le terrain, ils ont persisté dans une guerre sans issue, avec les conséquences humaines et politiques que l'on sait.
La crise financière de 2008 a révélé un mécanisme similaire à l'œuvre au cœur du système économique mondial. Régulateurs et banquiers ont ignoré les signes avant-coureurs de l'effondrement du marché des "subprimes", convaincus de la solidité inébranlable du système financier.
Plus récemment, la réaction initiale de nombreux gouvernements face à la pandémie de COVID-19 a illustré la persistance de la politique de l'autruche dans la gouvernance moderne. Plusieurs dirigeants ont d'abord minimisé la menace, comparant le virus à une simple grippe saisonnière, retardant ainsi la mise en place de mesures sanitaires essentielles. Le même mécanisme est à l'œuvre face à l'urgence climatique: malgré l'accumulation des preuves scientifiques et la multiplication des événements météorologiques extrêmes, certains responsables politiques persistent à nier ou à relativiser la gravité de la situation.
Le cas du Liban illustre de la manière la plus frappante la politique de l'autruche à l'échelle d'une nation entière: le déni y est devenu un mode de gouvernance, un prisme déformant à travers lequel le réel est collectivement appréhendé et dénié. Notre pays, autrefois fleuron du Moyen-Orient, présente aujourd'hui le spectacle déchirant d'un effondrement systémique nourri par le déni institutionnalisé de ses dirigeants.
Figé dans un équilibre confessionnel précaire, le système politique libanais est devenu le terreau d'une forme particulièrement pernicieuse de déni collectif. Ses dirigeants ont érigé l'évitement en art de gouverner, reportant perpétuellement les réformes nécessaires, instrumentalisant les divisions communautaires pour détourner l'attention des problèmes structurels, normalisant l'impunité généralisée.
Résultat: plus de 80% de la population précipitée sous le seuil de pauvreté, une monnaie nationale en chute libre ayant perdu l'essentiel de sa valeur, une hémorragie des talents menaçant l'avenir même du pays. Le Liban illustre de manière édifiante la capacité du déni à s'auto-alimenter. Plus la situation se dégrade, plus les mécanismes de déni se renforcent, créant un cercle vicieux où l'aggravation de la crise rend son acceptation toujours plus difficile.
Les dirigeants libanais ont ainsi construit une réalité alternative où les responsabilités sont éternellement externalisées, les solutions perpétuellement différées à un hypothétique futur, les échecs travestis en succès dans la préservation d'une prétendue stabilité. Un déni toxique qui menace jusqu'à l'existence même de la nation.
La politique de l'autruche révèle ainsi sa nature profondément ambivalente. Si elle peut ponctuellement servir de mécanisme de défense face à un traumatisme, permettant d'en amortir temporairement le choc, elle devient dangereuse lorsqu'elle devient un outil empoisonné pour gouverner. Le déni, lorsqu'il s'installe dans la durée, ne fait que différer et aggraver les confrontations inévitables avec le réel, transformant des difficultés gérables en crises majeures, jusqu'à menacer, à l'échelle collective, l'existence même des sociétés.
Mais le réel finit toujours par faire son retour, souvent de manière d'autant plus brutale qu'il a été dénié. Telle est la leçon ultime de la politique de l'autruche: en refusant d'affronter les difficultés, on ne fait que préparer des lendemains qui déchantent. Plus le déni dure, plus le retour de flamme est violent.
Sortir du déni suppose une capacité de se remettre en question. L'enjeu, pour les individus comme pour les sociétés, est donc d'apprendre à apprivoiser le réel dans ce qu'il a de plus déstabilisant, de développer une éthique de la lucidité et de la responsabilité. Non pas une lucidité désespérante, mais une clairvoyance, une acceptation des contraintes du réel comme condition d'un agir authentique. C'est en affrontant courageusement les défis du présent, aussi anxiogènes soient-ils, que les sociétés peuvent se réinventer et construire un avenir désirable.
La politique de l'autruche, si tentante soit-elle pour nos dirigeants, n'est qu'un leurre, une fuite en avant qui ne fait que différer et aggraver les crises. À l'heure des grands défis existentiels, il est urgent de lui substituer une éthique du courage, de l'honnêteté et de la responsabilité. Non pas le courage vain des héros solitaires, mais celui, plus humble et plus essentiel, qui consiste à affronter lucidement le réel pour mieux le transformer. Telle est peut-être la condition pour que le Liban puisse écrire une nouvelle page de son histoire, loin des répétitions mortifères du déni.
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