Ce dimanche, le quatrième anniversaire de l’assassinat de Lokman Slim – intellectuel chiite de renom et ardent défenseur de la liberté d’expression – a été commémoré à Beyrouth par sa famille, ses amis et ses collègues. Cette commémoration intervient quelques jours après l’annonce du juge d’instruction Bilal Halawi de “clore le dossier” en attendant “ de nouveaux éléments. “
Un rebondissement sans surprise dans un pays où les assassinats politiques restent impunis et les “enquêtes” s’enlisent invariablement – plus d’une douzaine depuis 2005: Mohamed Chatah, Gebran Tuéni, Samir Kassir… toutes au point mort. L’enquête sur l’explosion au port? Paralysée. Désormais, Lokman Slim semble rejoindre cette funeste liste.
Un défenseur de l’histoire
Né en 1962 à Haret Hreik, Lokman Slim a consacré sa vie à lutter contre la culture de “l’amnésie volontaire” au Liban – ce refus persistant d’affronter pleinement le passé, qui alimente l’impunité et perpétue les injustices.
Passionné par la mémoire collective, il considérait la compréhension partagée de l’histoire comme un levier indispensable pour comprendre le présent et bâtir un avenir commun.
En 2000, avec sa sœur Rasha al-Ameer, il fonde Dar al-Jadeed, une maison d’édition engagée dans la publication d’ouvrages affranchis de toute censure idéologique et partisane – souvent des textes délibérément marginalisés.
Quatre ans plus tard, il cofonde avec son épouse, Monika Borgmann, Umam Documentation and Research, un centre dédié à la préservation des archives historiques du Liban, notamment celles relatives à la guerre civile. Pour Slim, ce travail était essentiel: il voyait dans l’examen rigoureux du passé une condition sine qua non pour établir une justice véritable et durable.
Partisan d’un Liban laïque et non confessionnel, il lance Haya Bina en 2005, après la fin de l’occupation syrienne. Cette organisation de la société civile visait à promouvoir la participation électorale afin de réformer le système politique gangréné par le clientélisme.
Slim rêvait d’un État moderne et laïque, fondé sur une identité libanaise commune, capable de défier à la fois les za‘im kleptocrates (les dynasties au pouvoir du Liban) et les partis sectaires qui les maintiennent au pouvoir. Cependant, comme ce fut le cas pour tant d’autres avant lui, son engagement pour changer le cours des choses lui a valu l’opposition, l’intimidation et, finalement, l’assassinat.
Fervent opposant au Hezbollah, il dénonçait notamment son rôle dans la guerre en Syrie aux côtés du régime d'Assad. En retour, il était régulièrement pris pour cible par le Hezbollah et ses partisans, qui l’accusaient d’être un “chiite des ambassades”, à la solde de Washington.
En 2020, des sympathisants du Hezbollah ont assiégé sa maison à Haret Hreik, la vandalisant et la placardant d’affiches l’accusant de trahison.
L’assassinat privé d’un intellectuel public
Le matin du 3 février 2021, Lokman Slim quittait son domicile pour rejoindre un ami à Niha, un village du sud du Liban, pour déjeuner. En traversant Khaldé, en périphérie sud de Beyrouth, des images de vidéosurveillance récupérées ultérieurement par les enquêteurs ont révélé qu’il était suivi par trois véhicules, tous équipés de plaques d’immatriculation falsifiées.
Après avoir passé la journée avec son ami, il reprit la route du retour aux alentours de 20h30, selon les médias locaux. Mais il ne devait jamais parvenir chez lui.
À environ 400 mètres de son domicile, sa voiture fut interceptée par deux véhicules qui l’ont obligé à s’arrêter. Slim fut enlevé, embarqué dans une autre voiture, et transporté sur une route isolée à 36 kilomètres de là, près d’Addousieh. Son corps fut retrouvé à l’aube, avec cinq balles dans la tête, comme l’indiqua le rapport du médecin légiste.
À la suite de son assassinat, le Hezbollah publia un communiqué condamnant l’acte et appelant les autorités compétentes à identifier et à punir les responsables. Pourtant, quatre ans plus tard, l’identité de son assassin demeure inconnue, et l’espoir d’une enquête judiciaire crédible s’amenuise.
Les soupçons, eux, pointent vers le Hezbollah. Ali al-Amine, un autre intellectuel chiite critique du groupe, déclara au New York Times que, compte tenu des positions de Slim, de ses confrontations passées avec le parti et du lieu où son corps fut découvert, l’implication du Hezbollah semblait probable. Mais cette hypothèse, comme tant d’autres dans l’histoire récente du Liban, risque de rester lettre morte, enfermée dans un cycle d’insinuations et de non-dits, sans jamais aboutir à une véritable justice.
Le véritable drame du Liban réside dans son incapacité à établir une vérité. Il n’existe ni récit officiel sur lequel fonder la responsabilité des crimes politiques, ni volonté de tirer les leçons du passé pour reconstruire le présent, ni vision claire de l’avenir capable d’unir une nation fragmentée.
Lokman Slim a consacré sa vie à lutter contre cette culture du silence et de l’impunité. Mais en fin de compte, il en est devenu la victime. Son nom s’ajoute désormais à la longue liste des disparus et assassinés du Liban, ceux qui tombent sous les balles ou périssent dans l’explosion d’une voiture piégée, ceux dont les meurtriers restent inconnus. Slim a donné sa vie pour la vérité et, aujourd’hui, son assassinat est défini par l’absence même de cette vérité.
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