À quel point un dirigeant est-il libre de ses décisions?
©Dimitar Dilkoff / AFP

Comment prétendre à une liberté décisionnelle quand l'inconscient dicte nos choix? Les dirigeants, traversés par des forces psychiques qui les dépassent, oscillent entre illusion de contrôle et réalité de leurs limites. L'humilité s'impose alors comme voie d'accès à une liberté plus authentique.

Loin d’être des acteurs purement rationnels, les dirigeants, comme d’ailleurs tous les êtres humains, sont constamment traversés par des forces inconscientes qui déterminent leurs choix, altèrent leur perception et nourrissent des illusions de maîtrise. La liberté dont chacun croit disposer est, en réalité, bien plus limitée qu’elle ne le paraît. Chaque individu construit sa propre représentation subjective du monde, basée sur son histoire subjective, ses expériences passées, ses croyances et ses valeurs.

L'inconscient exerce, en effet, une emprise prépondérante sur notre psychisme, contrôlant la majorité de nos conduites, nos choix et nos décisions. Il n’est plus besoin de démontrer combien nos pulsions inconscientes, ancrées dans le Ça, dictent fondamentalement nos actes. Le Moi se trouve perpétuellement tiraillé entre ces forces primitives et les exigences du Surmoi, générant une tension constante qui sous-tend chaque prise de décision. Cette dynamique psychique opère derrière le voile d'une apparente rationalité. Car c’est à travers la réalité psychique, structurée par le langage et l'inconscient beaucoup moins que par une perception prétendument objective, que tout dirigeant perçoit et interprète son environnement. Cette médiation psychique transforme radicalement la perception des situations à travers un réseau complexe d'affects, de fantasmes et de représentations inconscientes qui habitent la psyché du leader. Ainsi, une simple situation peut se métamorphoser en menace existentielle sous l'effet de fantasmes qui altèrent profondément la perception de soi et d'autrui.

Le concept de faux self de Winnicott révèle également une vérité cruciale du leadership : les dirigeants développent un déguisement social qui, tout en leur permettant d’affronter les exigences externes, les coupe inexorablement de leur authenticité profonde. Cette dissociation psychique altère radicalement leur liberté décisionnelle, les enfermant dans des comportements dictés par des forces inconscientes et des pressions externes intériorisées.
Des schémas de répétition inconscients démontrent comment les conflits non résolus de l'enfance infiltrent systématiquement la sphère professionnelle. Un dirigeant peut ainsi inconsciemment projeter une rivalité œdipienne, fraternelle ou sororale sur un collaborateur, une collaboratrice, reproduisant des conflits primitifs qui structurent les dynamiques de pouvoir organisationnelles. Ces trames inconscientes façonnent inexorablement les décisions stratégiques et les relations professionnelles.

La rationalisation est une autre défense qui s'impose comme un mécanisme majeur chez les leaders. Ce processus psychique transforme des décisions gouvernées par des pulsions et des angoisses inconscientes en choix qui se veulent rationnels. Quand un dirigeant invoque, par exemple, un manque d'information pour justifier une décision, il masque souvent une peur viscérale d'affronter une réalité dérangeante. Cette défense, préserve momentanément son ego, mais elle fait obstacle à une compréhension véritable des enjeux fondamentaux.

Ainsi la subjectivité personnelle s'impose comme un filtre incontournable de toute réalité, incluant naturellement la réalité professionnelle. Chaque dirigeant interprète inévitablement son environnement à travers un prisme psychique façonné par son histoire personnelle. Cette grille de lecture inconsciente transforme radicalement la perception des situations, au point qu'un concurrent ordinaire peut se muer en menace existentielle sous l'effet d'angoisses primitives non résolues. La réalité objective se trouve ainsi systématiquement reconfigurée par les forces psychiques qui habitent le dirigeant.

Une observation courante des leaders les montre, très souvent, subjugués par une illusion de toute-puissance, intensifiée par leur position dominante. Leur narcissisme démesuré engendre un fantasme de contrôle absolu qui masque leurs vulnérabilités fondamentales. Il rend insupportable l'acceptation de toute forme de critique, sachant que le narcissisme du dirigeant est souvent une tentative de compenser un sentiment d'infériorité profond. Cette dynamique s'amplifie dangereusement par l'isolement inhérent à leur fonction. Entourés de subordonnés qui valident systématiquement leurs positions, ils s'enferment dans une bulle chimérique qui les coupe de toute confrontation au réel. Cette spirale narcissique annihile toute possibilité de remise en question authentique.

S’imposent également des biais cognitifs qui agissent comme des déterminants majeurs de la conduite gestionnaire, le biais de confirmation conduisant inexorablement les dirigeants à sélectionner les informations qui confortent leurs convictions préexistantes. Ces mécanismes psychiques créent l'illusion d'une décision rationnelle alors même qu'elle émane directement de dynamiques inconscientes profondément ancrées.

Un autre mécanisme récurrent s'affirmant comme un élément de défense central dans cette dynamique décrite, c’est le déni. Il est vrai qu’en refusant d'affronter une réalité perçue comme menaçante, le psychisme se protège d'un malaise immédiat, mais cette protection se paie au prix fort d'une rupture avec la réalité. Un autre mécanisme fondamental est celui de la projection qui pousse le dirigeant à projeter systématiquement sur autrui ses propres angoisses et désirs refoulés, altérant radicalement sa perception des relations professionnelles. Tout comme les collaborateurs eux-mêmes, dans une dynamique transférentielle, qui peuvent revivre des expériences affectives passées dans leur relation avec le dirigeant. Ces défenses inconscientes amputent significativement la capacité du dirigeant à appréhender objectivement les situations et à exercer un leadership éclairé.

Face à cette complexité psychique, la voie d'une liberté authentique se dessine à travers l'enseignement de Michel de Montaigne. Sa philosophie ne propose pas une simple modestie de façade, mais exige une reconnaissance lucide et courageuse de nos limites fondamentales. Il nous propose une "éthique de la modestie" qui peut s'avérer particulièrement féconde pour le leadership contemporain : elle implique que le dirigeant abandonne ses illusions de toute-puissance pour embrasser une posture d'ouverture critique et de remise en question permanente.

Cette approche implique un double mouvement: reconnaître l'influence déterminante des forces psychiques inconscientes tout en développant ce que Montaigne qualifie de "tête bien faite", capable de questionner ses propres certitudes et d'accueillir la contradiction comme source d'éveil plutôt que de résistance.
Une indispensable humilité s'affirme donc comme un levier fondamental du leadership éclairé, comme de toute conduite humaine. Loin d'être une faiblesse, elle catalyse une dynamique salubre : elle renforce la cohésion collective, consolide la confiance et insuffle une culture d'amélioration permanente. Cette posture permet au dirigeant d'affiner une perception réaliste, compétence cruciale pour naviguer dans la complexité décisionnelle. La culture de cette humilité exige un préalable indispensable : être parvenu à une maturité d’essence affective, acceptant l’altérité et les divergences comme une richesse, permettant, comme dit Montaigne, "d’avancer vers celui qui me contredit". L'enseignement de ce sage philosophe résonnera alors avec force : un pouvoir authentique doit s’appuyer sur le socle d’une conduite humble, enracinée dans une compréhension profonde de soi et d'autrui.

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