La psychanalyse offre un éclairage précieux sur les ressorts inconscients du pouvoir. Ses théories peuvent aider les dirigeants à déjouer les pièges du narcissisme et de la corruption, pour bâtir une gouvernance intègre au service du bien commun. En explorant les ressorts inconscients qui sous-tendent le rapport des dirigeants au pouvoir, elles esquissent les contours d'une éthique de la responsabilité soucieuse de l'intérêt général.
Au cœur de la réflexion psychanalytique sur le pouvoir, la question du narcissisme occupe une place cardinale. Les dirigeants qui se sentent intérieurement moindres et insuffisants sont souvent tentés de surcompenser en exerçant un contrôle excessif sur leur environnement. Ce besoin compulsif de maîtrise les conduit à outrepasser les limites de leur mandat et à se placer au-dessus des lois communes. Pour y remédier, ils doivent renoncer à une toute-puissance infantile et s’inscrire dans un ordre qui transcende les individus. Concrètement, cela implique de respecter scrupuleusement le principe de séparation des pouvoirs, de proscrire les privilèges indus et de se soumettre au contrôle démocratique. C'est à cette condition que l'hubris politique peut être domptée et que le pouvoir peut s'exercer de manière plus mesurée et responsable.
L'enjeu est de taille dans notre pays, où les dérives autoritaires et les abus de pouvoir ont souvent été favorisés par le système communautariste et la concentration excessive des prérogatives entre les mains d'un petit nombre de truands. En acceptant l'humilité, en cultivant le discernement et le sens de la mesure, les dirigeants peuvent œuvrer à une répartition plus équilibrée des responsabilités et à l'instauration d'un véritable État de droit garantissant l'égalité de tous devant la Loi.
Cette exigence éthique suppose aussi de résister à la tentation de l'absolutisme moral et de la certitude idéologique. La complexité du réel impose une forme de modestie et d'ouverture au dialogue, loin de la figure du chef omniscient et infaillible. C'est en acceptant de se confronter à la part d'incertitude et d'altérité que les dirigeants peuvent exercer un leadership plus mature et inclusif.
Un autre piège guette les hommes de pouvoir: celui des identifications imaginaires qui les figent dans une relation spéculaire et aliénante avec leurs partisans. Investis fantasmatiquement d'une mission grandiose, ils se retrouvent prisonniers d'une image idéalisée qui les dévoie de leur fonction symbolique d'orientation et de régulation de la vie collective. Ce processus de capture imaginaire est particulièrement prégnant au Liban, où les allégeances communautaires tendent à se substituer à une identité citoyenne partagée. Chaque leader se pose en héraut des aspirations de son clan, dans une logique de rivalité mimétique avec les autres factions. Cette dynamique passionnelle et clivante entrave l'émergence d'un sentiment d'appartenance nationale transcendant les particularismes. Pour rompre ce cercle vicieux, les dirigeants doivent souscrire à une conception de l'autorité davantage adossée à la fonction qu'à la personne, et fondée sur des principes universels plutôt que sur des loyautés tribales. Les dirigeants ont un rôle crucial à jouer pour favoriser le dépassement des identifications mortifères et l'avènement d'une société civile plus mûre, unie par un projet d'avenir et une éthique du bien commun.
Ces dirigeants "nouveaux" doivent prendre conscience du mécanisme de déni qui les induit à s'engager dans des actes de corruption tout en affichant une image infatuée d'eux-mêmes. Dans un système perverti où l'enrichissement personnel est banalisé, voire valorisé, les transgressions sont facilitées par un clivage du moi qui fait accroire à une illusion d'intégrité. Particulièrement préoccupantes au Liban, la culture de l'impunité et l’inexistence des contre-pouvoirs ont favorisé les dérives et les passe-droits. Pour y résister, les dirigeants doivent cultiver une lucidité intransigeante sur leurs propres zones d'ombre et s'astreindre à une discipline éthique rigoureuse, en s'entourant de collaborateurs intègres et en s'exposant à un regard extérieur critique.
Il est aussi crucial de renforcer tout l'arsenal institutionnel et juridique de lutte contre la corruption, en garantissant l'indépendance et la compétence de la justice, la transparence de la vie publique, la liberté et le pluralisme de la presse. Seul un engagement résolu et systématique dans cette voie peut restaurer la confiance des citoyens et asseoir la légitimité des gouvernants. C'est aussi un vaste effort de prévention et d'éducation qui doit être entrepris, afin de diffuser une véritable culture de l'intégrité à tous les échelons de la société. En montrant l'exemple par leur propre rectitude, les dirigeants peuvent œuvrer à une réhabilitation en profondeur des mœurs publiques et de l'idée de service désintéressé de l'État.
S. Freud attire également l'attention sur "le narcissisme des petites différences", qui érige la défense des intérêts particuliers en absolu. Au Liban, ces forces centrifuges sont exacerbées par le système confessionnel et les réseaux clientélistes qui phagocytent les institutions et entravent l'émergence d'une logique d'intérêt général. En s’élevant au-dessus de la mêlée partisane et en incarnant résolument le bien commun, en transcendant les clivages communautaires, les dirigeants doivent s'affranchir des réflexes féodaux pour promouvoir une conception exigeante et inclusive de l'identité nationale, garante de l'unité dans le respect de la diversité. Cela suppose de remettre à plat tout le système de gouvernance, en repensant la distribution des pouvoirs, le mode de scrutin, le fonctionnement de l'administration, la gestion des ressources stratégiques, sur la base d'une large concertation nationale et d'un projet de société clair et partagé. Seule une telle refonte institutionnelle est à même de transformer en profondeur les pratiques politiques et de libérer les énergies créatrices du pays.Gouverner, c'est aussi assumer une mission de justice. Au-delà du légalisme étroit et procédurier, il s'agit d'incarner une référence impartiale et souveraine qui oriente la vie collective et arbitre les conflits en fonction de principes supérieurs tenant aux droits et devoirs de chaque citoyen tout comme à l'équité et à la dignité humaine. Cette haute exigence éthique est cruciale dans un pays corrompu comme le nôtre, où les institutions étatiques sont abolies par les ingérences politiques et les allégeances partisanes. Restaurer leur crédibilité et leur efficacité suppose de placer des personnalités compétentes et intègres aux postes-clés, de garantir leur indépendance statutaire et financière, et de sanctionner sévèrement les manquements à la déontologie. Car la justice est aussi affaire de courage politique, quand il faut rendre des arbitrages difficiles sous la pression des lobbies et des intérêts catégoriels, au risque de l'impopularité. Assumer cette responsabilité ingrate requiert une éthique personnelle sans faille, une détermination à toute épreuve pour servir la loi et l'équité envers et contre tout, sans s'abriter derrière l'alibi du conformisme ou de l'obéissance aveugle.
L'exercice du pouvoir expose également à la tentation de l'emprise sur autrui, qui consiste à capter l'autre dans les rets d'une relation asymétrique et aliénante. Comme l'explique la psychanalyste Marie-France Hirigoyen, le leader charismatique peut être tenté d'instrumentaliser son aura et son charisme pour susciter une adhésion irrationnelle et obtenir une soumission inconditionnelle de son entourage, dans une dérive qui s'apparente à une forme de perversion narcissique.
Chez nous, ces formes de vassalisation politique ont parfois prospéré sur fond de paternalisme communautaire, chaque zaïm local cherchant à s'arroger une emprise exclusive sur les membres de sa tribu. Pour résister à ces tentations toxiques, les dirigeants doivent cultiver un respect scrupuleux de l'altérité et des libertés fondamentales, en bannissant toute forme de coercition ou de manipulation. Il s'agit de promouvoir résolument une culture de la délibération rationnelle et du débat pluraliste, en valorisant l'expression des divergences et en se nourrissant de la contradiction. La responsabilité des gouvernants est d'œuvrer à la structuration d'un espace public vivant et diversifié, où toutes les sensibilités puissent se faire entendre et contribuer au façonnement de la décision collective.
La mégalomanie guette aussi le détenteur du pouvoir, quand le sentiment d'exception vire au délire de grandeur et de persécution. L'ivresse des sommets peut conduire à se vivre comme au-dessus des lois communes, voire à sombrer dans une folie paranoïaque. Pour conjurer ces périls, une saine vigilance s'impose, adossée à des mécanismes institutionnels efficaces de limitation des mandats et de contrôle démocratique.Il est ainsi crucial que les dirigeants libanais intériorisent le caractère précaire et provisoire de leur charge, et l'exercent dans un esprit de service humble et dévoué. Conscients de n'être que les dépositaires temporaires d'une fraction de l'autorité publique, ils doivent cultiver le détachement, la sobriété et le réalisme, en se gardant de toute tentation d'appropriation ou de personnalisation excessive du pouvoir.Enfin, la théorie lacanienne nous enseigne le pouvoir structurant de la parole, quand elle porte une vérité subjective et engage celui qui la profère. Trop souvent, la communication politique cède aux sirènes de l'esbroufe, de la manipulation et du mensonge, dans une surenchère démagogique qui précipite la ruine du crédit et la montée des populismes. À rebours de ces dérives, les dirigeants libanais doivent impérativement restaurer la dignité d'une parole probe et consistante, en honorant leurs promesses, en reconnaissant leurs erreurs, en assumant la complexité du réel. Il y va de la confiance des citoyens, qui ne peut se construire que sur la base d'un dialogue authentique et respectueux, sans faux-semblants ni arrière-pensées.
Cette exigence de vérité vaut aussi pour le rapport à l'histoire et à la mémoire collective. Trop de non-dits et de refoulements pèsent encore sur la société libanaise, l'empêchant de se projeter sereinement dans l'avenir. Le travail de reconnaissance lucide des pages sombres du passé, des souffrances infligées et des responsabilités de chacun, est un préalable indispensable à la reconstruction d'un vivre-ensemble apaisé, délié des rancœurs et des dénis.Les dirigeants ont une obligation morale d'initier et d'accompagner ce processus cathartique, en instituant une culture de la transparence, de la responsabilité et du débat mémoriel. Par une pédagogie patiente et courageuse, il leur revient de créer les conditions d'un examen de conscience collectif, permettant de panser les plaies et de renouer les fils rompus de la communauté nationale. C'est aussi - c'est surtout - en se montrant eux-mêmes exemplaires dans leurs pratiques discursives, en bannissant leur double langage et leur vacuité, que les gouvernants pourront contribuer à assainir et élever le débat public. Par la justesse de leur parole, la cohérence de leurs actes et la noblesse de leur posture, ils ont le pouvoir d'entraîner le pays vers une éthique de la discussion exigeante et féconde. À l'épreuve des crises multiformes qui frappent le pays, des tensions géopolitiques qui l'environnent et des aspirations de sa population, c'est la survie même du Liban comme État viable, civilisé et souverain qui est en jeu. Les dirigeants qui s’engagent dans ce processus "thérapico-rééducatif" savent qu’il sera long, ardu et combattu par les forces délétères qui s’accrocheront à leurs conduites putrides. Ils devront se montrer à la hauteur de leur responsabilité historique par leurs actes et s’efforcer de se hisser à la dimension des défis, en faisant prévaloir une éthique universaliste et en incarnant une vision ambitieuse de réforme et de refondation au service unique de l'intérêt supérieur de la nation.
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