Dans le cadre du festival Beirut Chants, l’église Saint-Élie, à Kantari, a offert, le dimanche 22 décembre, un moment de réconfort au cœur de la tourmente. Le pianiste Théo Fouchenneret, lauréat du Concours de Genève, a révélé l’étendue de sa technique tout en distillant des instants de pureté expressive dans un répertoire aux accents romantiques. Ce concert a sans doute permis à l’auditoire de vivre une expérience musicale cathartique, tel un baume salutaire apaisant les blessures de Beyrouth, l’immortelle bien-aimée.
En ce dimanche 22 décembre, la nature pleurait sur Beyrouth. En chemin vers l’église Saint-Élie, à Kantari, nos pensées se perdaient dans les ruines de la capitale, ces plaies béantes qui, longtemps encore, saigneront et suinteront les horreurs de la guerre. Hélas. Ce soir-là, une pluie fine caressait ces blessures, douce et apaisante, comme des baisers salvateurs venus des anges en ces temps de Nativité, offrant à Beyrouth, l'immortelle bien-aimée, un nouveau baptême, porteur d'espoir. Fragile, certes, mais tout de même réconfortant. À 19 heures, l’église était plus ou moins comble. Le festival Beirut Chants accueillait un talent exceptionnel, Théo Fouchenneret, jeune pianiste et lauréat du premier prix du Concours international de Genève en 2018. Les regards, tournés vers l'autel, d’une impatience profonde, dénotaient une soif de beauté et d’émerveillement en ces temps troublés. “Enfin, la vie culturelle reprend son souffle”, murmurait une femme, avec un enthousiasme qui naissait d’un long silence imposé par la guerre. Les chuchotements s’éteignirent soudainement, laissant la parole à Micheline Abi Samra, fondatrice du festival Beirut Chants, puis à Sandra De Waele, ambassadrice de l'Union européenne au Liban, qui insista sur l’effet cathartique de la musique, renouvelant son soutien à l’art et la culture dans le pays du Cèdre.
Élan révolutionnaire
Le concert s'ouvre sur la Sonate n°21 en do majeur, op.53, surnommée Waldstein, de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Dès les premières mesures, on est frappé par le son d’un piano qui, sans être mal accordé, aurait certainement mérité une meilleure mise au point. Un instrument plus soigneusement entretenu, ou même mieux adapté à un grand concert comme celui-ci, aurait sans doute permis de rendre pleinement justice à la grandeur des cinq œuvres de cette soirée. Avec la Waldstein, Beethoven se lance dans l’exploration de territoires sonores inédits, recourant à une écriture qui, avant même les sonates pour Hammerklavier, suggère implicitement un “piano nouveau”, selon Bernard Fournier, grand spécialiste européen de l’œuvre du génie de Bonn. Et c’est justement ce qu’André Boucourechliev décrit comme un “univers sonore moderne”, dans son ouvrage Beethoven (1963), publié dans la collection “Solfèges” des Éditions du Seuil.
Fouchenneret aborde ce chef-d’œuvre avec une éloquence humble, une articulation légère et un équilibre des deux mains particulièrement intéressant. Cependant, l'élan révolutionnaire qui anime cette partition, avec ses ruptures discursives et expressives, ainsi que par des changements brusques de nuances, de couleurs et d’humeur, peine à trouver sa pleine expression sous ses doigts, notamment dans le premier mouvement, Allegro con brio. Cette poétique du contraste, essentielle à l’œuvre et à l’esprit beethovénien, reste en retrait, au profit d’une approche plus contenue. Néanmoins, dans les deux autres mouvements, l’Introduzione et le Rondo, le pianiste fait preuve d’une énergie plus affirmée, portée par une utilisation judicieuse de la pédale, révélant, dans toute sa splendeur, la richesse sonore de la partition. On saluera, au passage, sa parfaite maîtrise des trilles aussi bien dans l’Allegretto moderato que dans le Prestissimo final.
Larmes de satisfaction
Lorsque Fouchenneret aborde la Ballade n°4 en fa mineur, op.52 de Frédéric Chopin (1810-1849), grand chef-d'œuvre du répertoire pianistique et de la musique romantique du XIXe siècle, on se redresse instantanément sur son siège. À aucun moment, l'attention ne faiblit, tant la prestation du pianiste français exige une concentration totale. Véritable orfèvre du son, Fouchenneret s'engage dans une interprétation qui frôle l’improvisation, faisant ressortir une profonde réflexion intérieure, bien loin des sentiers battus d'une exécution simplement technique. Sa capacité à conter, décrire et rêver entraîne l'auditeur dans un va-et-vient entre conscience et inconscience. Lorsqu'il sculpte ses mélodies introspectives, on a l'impression d’être suspendu à ses doigts. Mais il sait aussi faire rugir son instrument, notamment dans les moments d'explosion musicale, tout en ménageant des silences et des respirations, afin de révéler toute la richesse expressive de l'œuvre. Ce soir-là, on aurait volontiers abandonné la partition tant l’interprétation suffisait à emporter l’âme vers un état de grâce qui, au-delà des applaudissements, méritait des larmes de satisfaction.
Calme apaisé
Après un entracte d’une dizaine de minutes, permettant à l'auditoire comme au pianiste de se ressaisir, Fouchenneret fait son retour sur scène avec deux nocturnes de Gabriel Fauré (1845-1924): le Nocturne n°4 en mi bémol majeur, op.36, et le Nocturne n°6 en ré bémol majeur, op.63. Ce choix, à la fois raffiné et symbolique, marque un clin d'œil subtil au centenaire de la disparition du compositeur français. L’interprétation s’avère délicate et pleine de nuances, distillant un calme apaisé après la tempête musicale qui a prédominé durant la première partie du concert. Si certains passages, indéniablement virtuoses, témoignent de la maîtrise technique du pianiste, notamment dans l’Opus 63, l'ensemble s'inscrit dans une fluidité qui évoque la poésie intimiste propre à Fauré.
La Fantaisie, op.17, de Robert Schumann (1810-1856), d'une durée d'environ trente minutes, vient magnifiquement couronner un récital déjà riche en couleurs, d'un pianiste qui, grâce à une sensibilité aiguisée, a su se mettre à l'écoute de la partition. La prestation de Fouchenneret provoque. Avec une ligne de chant fluide et une rythmique souple, il allie avec brio virtuosité et (surtout) sensibilité. Il rappelle ainsi, à ceux qui veulent entendre, que la musique, loin d'être une simple construction intellectuelle, se vit avant tout comme une expérience sensorielle. C’est là que réside, malheureusement, la pierre d’achoppement pour de nombreux compositeurs de musique contemporaine, en particulier ceux de la musique atonale. En privilégiant l’aspect intellectuel et théorique de la composition, ces artistes négligent trop souvent l’aspect vécu et émotionnel de la musique, qui devrait pourtant être au cœur de l’expérience musicale. Leur approche intellectuelle de la musique, trop abstraite et déconnectée de l'émotion, crée un fossé entre la composition et l'auditeur, rendant la musique moins accessible, moins “vivante”. Mais tel n’est pas le sujet de cet article.
Si quelques instants de légère errance parsèment le parcours du combattant de Fouchenneret, on ne peut que saluer l'extraordinaire maîtrise technique du pianiste, notamment dans la coda du deuxième mouvement, Mässig, durchaus energisch (Modéré, toujours énergique), où la virtuosité pianistique atteint les plus hauts sommets, sans oublier la poésie méditative du dernier mouvement, Langsam getragen (Lent et soutenu). Une victoire amplement méritée. On ne pouvait d’ailleurs en attendre moins de la part d'un lauréat du Concours de Genève, qui a distingué, au fil des années, les plus grands pianistes de la scène musicale, parmi lesquels Martha Argerich et Dominique Merlet (face à Maurizio Pollini) en 1957.
Commentaires