Khatchig Babikian, parfaite symbiose des identités libanaise et arménienne
Parution de «Mes vies», mémoires de Khatchig Babikian 1922-1999, un ouvrage présenté et annoté par Christine Babikian Assaf. ©Éditions Antoine

Parution de Mes vies, mémoires de Khatchig Babikian 1922-1999, un ouvrage présenté et annoté par Christine Babikian Assaf.(*)

C’est une œuvre inachevée que met entre nos mains Christine Babikian Assaf, en nous livrant les «mémoires» de son père, Khatchig Babikian, une figure de proue de la vie parlementaire libanaise du siècle dernier et l'un des artisans de l'accord de Taëf. Publié sous le titre Mes vies, l’ouvrage ne doit pourtant laisser indifférent aucun des témoins de l’histoire du Liban de la seconde moitié du XXe siècle. Il contient en effet, outre des souvenirs de jeunesse, de nombreux coups de projecteurs sur les péripéties et les manœuvres politiques d’une étape cruciale et douloureuse de notre vie nationale.

Il ne faut pas chercher dans cet ouvrage, méthodiquement écrit, une réflexion suivie sur l’histoire. C’est plutôt le portrait d’une époque vue à travers le regard d’un témoin singulier, une chronique écrite à la demande de sa famille, recueillement dernier devant une vie bien remplie (d’où le titre Mes vies), d’un homme reconnaissant pour les nombreuses occasions qui lui ont permis de donner le meilleur de lui-même et d’agir durablement au service sans partage de sa communauté et du Liban.   

Abandonné en chemin, par épuisement, par un homme qui ne savait pas faire les choses à moitié, mais qui était parvenu au bout de ses forces, l’ouvrage a été fidèlement et filialement complété, annoté et illustré de photos et de témoignages, par la professeure Christine Babikian Assaf. En annexe figure en particulier un texte fondamental livrant en profondeur la vision d’avenir de Babikian pour le Liban et sa jeunesse («Jeunesse libanaise et vision d’avenir de l’État libanais»).

Né à Chypre

Le livre retrace les grandes phases de la vie d’un homme né à Chypre, où ses parents déracinés de Cilicie avaient trouvé refuge, et qui connut lui-même le déracinement à l’école italienne de Beyrouth. Mais Khatchig Babikian sut se forger une personnalité durant ses études de droit à l’Université Saint-Joseph, et projeta un bagage existentiel et intellectuel d’une grande richesse, dans sa vie d’avocat, puis dans sa vie publique de député et de ministre.

Son sens du devoir, il l’exerça également au service du Catholicossat de Cilicie (Antelias) et des plus vulnérables de sa communauté d’origine, comme aussi au sein de la grande galaxie francophone (comme le prouve d’ailleurs son ouvrage, écrit en français) ou de la Lebanese Management Association. Grâce à une multidisciplinarité proverbiale, il toucha en tant que ministre, à presque tous les domaines: Réforme administrative, son thème privilégié, mais aussi Économie, Justice, Santé, Tourisme. En homme de cœur, son nom se perpétue aussi, aujourd’hui, dans un fonds de bourse de l’Université Saint-Joseph, ainsi que dans la Fondation Khatchig Babikian confiée au Catholicossat d’Antelias.

La vie de cet immense bûcheur, de cet abonné des nuits blanches, sera quand même marquée par le deuil, avec le décès prématuré de son épouse, Margot, mère de ses cinq filles, avec laquelle il vécut une véritable histoire d’amour et de don de soi généreux et sans retour.

Parfaite symbiose de deux identités

Parfaite symbiose s’il en fut des deux identités libanaise et arménienne, l’homme poussa le zèle jusqu’à retenir par cœur des sourates entières du Coran pour parfaire sa langue arabe, quand avec l’Indépendance (1943), les tribunaux mixtes où l’on pouvait plaider en français furent supprimés. C’est ainsi qu’il se fit remarquer aussi bien au tribunal qu’à l’Hémicycle et devant de nombreuses audiences, pour un maniement très pur de la langue arabe.

En bon Arménien, il se distingua par l’esprit d’entreprise et de créativité de son peuple, en s’immergeant dans toutes les disciplines où le projetaient ses fonctions ministérielles. Mais à ses filles, nous confie l’autrice de l’ouvrage, il déconseillait de s’attarder sur les albums, les photos en noir et blanc et la nostalgie du passé, leur préférant le présent et l’avenir, la gymnastique suédoise et le management (aujourd’hui, ce serait l’IA).

Politiquement, la vie de Khatchig Babikian a été intimement liée au parti Tachnag, courant majoritaire au sein de la nation arménienne, et qui lui a permis de rester soudée face à la dispersion provoquée par le génocide de 1915. C’est sous les auspices de ce parti internationalement structuré, qu’il décrocha, en 1957, son premier mandat parlementaire, auquel il fit honneur 40 années durant.

De ses affinités politiques, retenons celles qu’il entretint en particulier avec le président Fouad Chéhab, avec lequel il partagea le sens de l’État, la nécessité des réformes et l’horreur du favoritisme. Notons au passage que le sort voulut qu’au moment même où le Liban se dotait de l’armature institutionnelle indispensable à tout État démocratique, des forces extérieures – palestiniennes, syriennes, puis iraniennes –, surgirent pour le priver de l’attribut essentiel de la souveraineté qu’est le monopole des armes. Un monopole dont il reste privé jusqu’à nos jours.

Les facteurs externes de la guerre

Le lecteur ne trouvera nulle part le terme «guerre civile» dans les mémoires de Khatchig Babikian. Pourtant au détour de certaines phrases, il apprendra que les inégalités sociales que certains situent aux origines de la «crise libanaise» étaient loin d’égaler les causes extérieures de la dérive du pays: la présence armée palestinienne, qui avait «pris en otage» la communauté sunnite libanaise (p. 159), et l’action insidieuse et déstabilisatrice de la Syrie.

Après l’embrasement général de la guerre civile, qu’il chercha par tous les moyens à enrayer, Khatchig Babikian frôla la mort à de nombreuses reprises, et notamment en gagnant Achrafieh par une autre route que celle de Basta, où cherchaient à le dévier des miliciens, et où de nombreux automobilistes chrétiens furent décapités ou liquidés par balles (p. 157). Il le fut une autre fois quand son garde du corps et chauffeur le sauva d’une foule menaçante, à Anjar, ville bâtie à grands coûts par des Arméniens, et menacée par des tribus alentour, qui cherchaient à mettre la main sur certains de ses bienfonds.

Face à la maladie, il n’eut pas le dernier mot.

Un livre à découvrir.

 

 

 

(*) Mes vies, Mémoires de Khatchig Babikian 1922-1999 , Antoine éditeur.

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