Le nom du Liban au Moyen Âge (1/2)
La géographie politique s’appuie sur la toponymie: un vieux nom de lieu est supposé dénoter une continuité politique millénaire. Le terme «Liban» renvoie à deux référents distincts: le «Mont Liban» et la «République libanaise». Le premier est à l’origine de la seconde. Certains y voient une spécificité politique depuis l’Antiquité; d’autres n’y voient qu’un relief, sans support politique avant 1861. Comment nuancer les occurrences prémodernes du toponyme «Liban»? Cette première section de notre étude intéresse la période du Moyen Âge couvrant la conquête arabe, notamment sous les Omeyyades.

Le toponyme «Liban» figure parmi les plus vieux du monde. Son origine se trouverait dans la racine sémitique LBN qui renvoie à la blancheur de la neige et du calcaire. Prototype du passage du nom commun («montagne blanche») au nom propre, ce toponyme est attesté dans l’épopée de Gilgamesh (c. 2100 av. JC). Les textes ougaritiques (XIIᵉ s. av. JC) en parlent de manière allégorique: «Là, aux hauteurs, dans le Liban, la rosée est transformée en vin par El.» Dans un article précédent, nous avions présenté l’usage de ce toponyme durant l’Antiquité gréco-romaine. Nous avions montré que le Liban de l’Antiquité renvoyait à une double référence: les allégories bibliques ainsi que les limites administratives changeantes de l’Empire romain en ce qui concerne les provinces de Phénicie libanaise et de Phénicie maritime.

Dans sa chronique universelle Kitab al ‘Unwan (Livre du Titre), l’historien chrétien arabophone du Xᵉ siècle EC, Agapios de Hiérapolis[1] (Habib el Manbiji) relate: «En l’année 17 du règne de Muawiya (c. 678 environ)[2], les Romains affrétèrent des navires et prirent la mer vers Tyr et Sidon, ils s’emparèrent du mont Liban et s’y trouvèrent refuge, les gens les appelèrent Jaramiqa[3] (ou Jarajima?[4]); ils prirent possession du Mont Liban.» Quelles peuvent être les sources utilisées par Agapios de Hiérapolis?



À la suite de la bataille de Yarmouk en 636 EC, les Arabes s’emparent en 637 d’Antioche, chef-lieu de l’Orient romain. La prise de Jérusalem suivra peu après. Lors de cette violente rupture politique, les précédents découpages administratifs romains furent abolis et remplacés par la création de nouvelles provinces omeyyades appelées jund (pluriel ajnad) obéissant à la même logique romaine du tronçonnage. Parmi ces ajnad, on retiendra: jund de Qinnasrîn (Chalcis) comprenant tout le nord du Levant, dont Alep et Lattaquié; jund de Homs (Emèse) incluant Tartous et Palmyre; jund de Tibériade (Jourdain) avec Tyr, Akka (Saint-Jean-d’Acre), la Galilée, et le mont Hermon; ainsi que celui de Palestine ou Lydda (plus tard Ramla) englobant Césarée, Gaza et Jérusalem. Quant au jund de Damas, il comprenait le reste du Levant, avec Tripoli, Beyrouth et Sidon, ainsi que la majeure partie septentrionale des deux chaînes du Liban.

Une première occurrence politique du toponyme Liban ?

Le [mont] Liban, toponyme montagneux, jadis non politique, apparaît, à cette époque, intimement lié à un groupe militaire connu sous le nom de Mardaïtes (marada). Cette occurrence provient de la Chronographie de l’historien Théophane le Confesseur (†817 EC) rédigée vers la fin du VIIIᵉ siècle:
«En cette année [677 ou 678 EC], les Mardaïtes[5] pénétrèrent dans la chaîne du Liban et se rendirent maîtres de la Montagne Noire jusqu'à la ville sainte et s’emparèrent des sommets du Liban. Beaucoup d'esclaves, de captifs et d’autochtones se réfugièrent chez eux, si bien qu’en peu de temps, ils furent plusieurs milliers. Lorsque Mauias [Muawiya] et ses conseillers l’apprirent, ils eurent très peur... »

La Montagne Noire évoquée par Théophane est la chaîne qui borde les rivages de l’Antiochène et de la Cyrrhestique. Quant à la «ville sainte» évoquée, si ce n’était pas Jérusalem, il s’agirait probablement de Cyrrhus (Khoros, aujourd’hui en Syrie du Nord), la métropole de la région, appelée Hagioupolis grâce à la présence du sanctuaire vénéré des saints Anargyres[6]. Théophane aborde ces «Mardaïtes du Liban» à maintes reprises, en les considérant un tagma[7], régiment mobile sous l’autorité directe de l’empereur romain. Son récit n’est ni légendaire, ni imaginaire. Un texte contemporain des événements les évoque indirectement. Dans son 1ᵉʳ Canon, le Concile Quinisexte ou in Trullo (Constantinople 692 EC) affirme qu’«En ce temps [du concile], l’Église grandit, au point de s’élever au-dessus des cèdres du Liban» (cette mention ne sert aucun propos canonique du texte). Les dits Mardaïtes ne furent point un groupe ethnique, mais militaire[8], sorte de mercenaires ou de cohorte auxiliaire de l’armée. Dans le Livre des conquêtes des pays, Baladhuri (†892 EC) relate une histoire semblable.  Il évoque le départ, d’une importante partie des Mardaïtes, du mont Liban et leur retour dans l’Empire romain. En 692 EC, un traité signé entre l’empereur Justinien II Rhinotmète et le calife omeyyade Abdel Malik 1ᵉʳ, stipule le retrait, par les Romains (Byzantins), de ce tagma militaire. Les chroniqueurs rapportent le départ de quelque 12.000 Mardaïtes chrétiens du Liban, à la fin du VIIᵉ siècle EC, et de leur installation en Pamphylie autour d’Attaleia (Antalya), dans le Péloponnèse, dans les îles Ioniennes, ainsi que dans les montagnes du Taurus et de l’Anti-Taurus.

Jack Keilo est docteur en géographie politique (Université Paris-Sorbonne),enseignant-chercheur à l’Université de Savoie/Edytem.


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[1] Évêque melkite de la ville de Manbij (Hiérapolis), au nord-est d’Alep, Agapios-Habib est un chroniqueur d’expression arabe, décédé vers 942 EC. Il est contemporain d’un autre prélat-chroniqueur melkite arabophone, le pape-patriarche d’Alexandrie Eutychius connu sous son identité arabe comme Saïd ibn Batriq.

[2] Muawiya 1er, fondateur du Califat Omeyyade, a régné comme tel de 661 à 680 EC.

[3] Jaramiqa serait une arabisation phonétique pour dire «ceux de Germanicée», (aujourd’hui Marach), en Euphratésie romaine, au nord-est d’Antioche. Ces Jaramiqa seraient des membres de l’armée romaine venus de Germanicée en Euphratésie.

[4] Jarajima dérive de Jarjuma, bourgade des Mardaïtes dans la Montagne Noire, entre la Cilicie et l’Euphratésie.

[5] Peut-être Théophane s’est basé sur une source en syriaque. Mardaïte veut dire «rebelle» en syriaque, ce qui correspond à la description donnée par Théophane.

[6] Anargyre est une épithète signifiant littéralement «sans argent». Le mot qualifie les saints thaumaturges chrétiens qui, contrairement aux médecins, exerçaient leur talent de guérisseur sans être payés. Les anargyres de Cyr furent Cosme et Damien, deux médecins romains originaires d’Arabie et qui exercèrent en Cilicie.

[7] Le tagma était l’unité tactique de l’armée byzantine ayant la taille d’un bataillon. Jusqu’au Xᵉ s., les tagmata constituèrent l'armée permanente de l’Empire par opposition aux thèmes, unités populaires et territoriales, mobilisables pour la défense des provinces. Les tagmata étaient une armée mobile et loyale, sous l’autorité directe de l’Empereur, utilisables pour des opérations au-delà des frontières.

[8] Durant le VIIᵉ siècle EC, l’Empire réinstaure l’ancien système romain de l’armée citoyenne : les soldats se voient octroyer des terres dans la région qu’ils défendent; et les administrations militaire et civile sont réunies, ce fut « le thème » (du grec thema, corps militaire). Par exemple, l’armée d’Arménie est rapatriée dans «le thème des Arméniaques», l’armée d’Orient se sédentarise dans celui «des Anatoliques», etc. Théophane aurait ainsi voulu lier les Mardaïtes, pourtant un tagma impérial, au mont Liban, à l’image des thèmes administratifs byzantins créés au VIIᵉ s. EC.

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