Le nom du Liban au Moyen Âge (2/2)
La géographie politique s’appuie sur la toponymie: un vieux nom de lieu est supposé dénoter une continuité politique millénaire. Le terme «Liban» renvoie aujourd’hui à deux référents distincts: le «Mont Liban» et la «République libanaise». Le premier est à l’origine de la seconde. Certains y voient une spécificité politique depuis l’Antiquité; d’autres n’y voient qu’un relief, sans support politique avant 1861. Comment nuancer les occurrences prémodernes du toponyme «Liban» ? Cette deuxième section de notre étude sur le toponyme «Liban» au Moyen Âge, porte sur la période médiévale à partir des Croisades.



Ainsi, le toponyme Liban se voit lié à un groupe militaire-politique durant les époques Omeyyade et Abbasside. Ce qui était considéré comme «montagne blanche» ou comme «la plus haute montagne», va progressivement se rétrécir pour ne concerner que la partie centrale de la chaîne montagneuse située, de manière imprécise pour les géographes arabes, entre le Yémen et l’Anatolie. Lieu de passage entre différentes provinces romaines, cette contrée au relief tourmenté va devenir, après la conquête arabe, un lieu de résistance grâce à l’établissement de régiments de «mercenaires» à la solde de l’empire romain d’Orient que l’historien Théophane appelle Mardaïtes. Ces derniers étaient également stationnés dans la Montagne Noire, au massif de l’Amanus en Antiochène. Conformément au traité signé par l’empereur Justinien II Rhinotmète et le calife Muawiya 1ᵉʳ, Constantinople retirera une grande partie de ces troupes du Liban et les établira ailleurs sur le territoire romain. Ainsi, l’occurrence politique du toponyme Liban trouverait son origine dans l’apparition de ces Mardaïtes de Théophane, vers 677 EC, qui étaient des troupes militaires pluriethniques, semble-t-il. Ils étaient chrétiens, fidèles à la doctrine de l’empereur. À l’époque, le pape de Rome et tous les sièges patriarcaux de l’espace romain avaient accepté le «monothélisme1». Ces Mardaïtes, et d’autres habitants de la chaîne occidentale du Liban, seraient-ils demeurés fidèles à cette doctrine après qu’elle eut été condamnée par le sixième concile œcuménique de 681 (Constantinople III)?

Révolte contre les Abbassides

En bons termes avec les Omeyyades, les habitants se révoltent contre l’avènement des Abbassides, selon Théophane et d’autres sources: «[En 759 EC] un certain Théodore, un Syrien libanais2  (Syros Libanites) se souleva contre les Arabes dans le territoire d’Héliopolis, près le Liban, et les combattit: beaucoup furent tués des deux côtés…»3 Au Xᵉ siècle, Constantin VII Porphyrogénète rédige un traité géopolitique précis et réaliste à l’utilisation de ses successeurs, et dans lequel l’empereur relate le toponyme «Liban» selon la vision de Théophane.

Les géographes arabes commencèrent à décrire le monde pendant le IXᵉ siècle, et pour nombre d’entre eux, le «mont Liban» appartient à la chaîne de montagnes entre le Yémen et l’Anatolie, observation présente depuis l’Antiquité. Vu l’absence de description détaillée de la partie nord du mont Liban, peut-on supposer qu’il fut géré par des chefs locaux, héritiers du fief mardaïte. Le syriaque dit palestinien (selon Bar Hebraeus) y fut la langue courante. Graduellement, la partie nord de la montagne commence à concentrer les maronites, en provenance de la Syrie du nord et de la vallée de l’Oronte. Or ils ne furent pas les seuls à y habiter. Pendant le XIᵉ siècle l’unitarisme druze élit domicile autour de l’Hermon de l’Anti-Liban, puis s’étendit vers le sud de la chaîne occidentale (où vivaient aussi des mystiques et soufis).

La géographie, de nouveau au cœur de la montagne



Les croisades constituent une différence qualitative dans notre connaissance des toponymes au cœur de la chaîne occidentale du Liban, et confirment l’existence des fiefs subsistants des groupes militaires des années 680 s4. Tyr, Sidon, Beyrouth, Byblos, et Tripoli furent parfaitement intégrées à la géographie «centrale» des pouvoirs politiques successifs au Levant. Quant aux régions de haute montagne, elles avaient leur propre configuration politique: les Gebbet Bcharre et Gebbet Mnaïtra furent des «doubles fiefs» des chefs locaux et des Croisés, tandis que le haut Kesrouan fut laissé aux seuls chefs locaux. La carte ci-jointe permet de situer le Liban central au temps des Croisades. Elle permet de voir le col de Mnaïtra qui est le plus plat et le plus facile de la chaîne. Celui des Cèdres est trop élevé. Quant à la région de Kesrouan, elle est dépourvue de col à l’exception de celui de Dahr el-Baïdar à son extrémité sud. Ainsi, la voie de communication la plus praticable entre la vallée de l’Oronte et la chaine occidentale du Liban est le col de Mnaïtra. C’est probablement cette voie qu’empruntèrent les maronites venant de Syrie Seconde et de Phénicie libanaise. La carte permet également de suivre le mouvement de déplacement du patriarcat maronite. Avec l’avènement des Abbassides (en même temps que la révolte montagnarde) les chefs religieux maronites quittent Kfarhay, sur le littoral dans le voisinage de Botrys (Batroun), pour Yanouh, en haute altitude. Vers 1120, avec les Croisades, ils s’approchent à nouveau du littoral et s’établissent à Mayfouk et Lehfed.

À la fin du XIIIᵉ siècle, le début de l’ère suivante s’annonce par la pénétration de l’armée mamelouke dans la Gebbet Bcharre puis dans le Kesrouan. Une première depuis le temps des Romains, la haute montagne est à nouveau soumise au pouvoir central. Les Mamelouks ont introduit un système fiscal plutôt centralisé et indirect. Le mont Liban est à nouveau un objet d’aménagement, comme le montre la stèle mamelouke de Nahr el-Kalb, de la fin du XIVᵉs.

Gibraïl Ibn al Qilaï de Lehfed (†1516), quant à lui, relate politiquement le toponyme «mont Liban»: «Les chroniques nous informent sur ce qui s’est passé dans nos lieux et avec ceux qui habitaient avant nous dans le mont Liban […]. Celui de nation étrangère qui se fait baptiser parmi nous se réjouit en le Nom de Jésus, il quitte ses gens et son pays et habite au mont Liban […]. [L’émir Kisra] entre Istanbul, en allégeance [à l’empereur romain d’Orient], il se vêtit de la croix, et s’appelle désormais mélik du mont Liban […]»


Vers la fin du Moyen Âge, le rapport entre le mont Liban et l’agrégat de rebelles de l’ère omeyyade fut encore répercuté. Évidemment, la différence est abyssale entre les deux contextes: Théophane parla d’une montagne «Liban» plutôt périphérique et assez mal définie, où l'on ne décèle pas une distinction entre la «Montagne Noire» de Syrie Première et le mont Liban en Phénicie Maritime. Ibn Qilaï, en revanche, narre son univers dans un espace plus réduit, celui de son propre vécu aux contours imprécis. Ceci correspond aux géographes et chroniqueurs de l’époque, qui réduisent «le Liban» à la seule chaîne occidentale, voire à sa partie nord. Le Liban s’est donc rétréci. Ceci est d’autant plus compréhensible que les noms géographiques n’étaient ni standardisés, ni formalisés. Ce parcours toponymique, entre les deux extrémités du bassin versant de l’Oronte, de la Montagne Noire au mont Liban (montagne blanche) expliquerait sans doute l’espace géographique de la figure de Youhanna Maroun (c. 628-707), premier patriarche maronite, que les biographies situent en Antiochène et en Apamène puis à Batroun (alors que l’ermite Maroun du Vᵉ s. était originaire de la Cyrrhestique). Mar Youhanna Maroun était-il un ecclésiastique au sein des Mardaïtes de Théophane? Les références disponibles sont insuffisantes pour étayer une telle hypothèse.

L’utilisation politique du mot «Liban» sera formalisée et répandue durant l’ère ottomane. Peut-on parler d’un «Liban politique» du Moyen Âge? Il revient à chacune et chacun d’interpréter, selon sa propre perception historique, ces données de toponymie.

Jack Keilo est docteur en géographie politique (Université Paris-Sorbonne) et enseignant-chercheur à l’Université de Savoie/Edytem.

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1- Le monothélisme ou doctrine de l’unique volonté du Christ est un compromis théologique élaboré en 616 EC sous Héraclius, en guerre contre la Perse sassanide, afin de conforter l’union du peuple de l’Orient romain tiraillé entre le monophysisme jacobite et le diphysisme chalcédonien. Acceptée par l’ensemble des juridictions ecclésiastiques de l’espace romain, cette doctrine sera condamnée en 681 par le sixième concile œcuménique.

2- Ce «Syrien Libanais» concerne un citoyen de Phénicie libanaise, avec Emèse (Homs) puis Damas comme ville métropole.

3- Cette révolte correspond au soulèvement relayé dans la biographie de l’imam Ouzaï (†774) de Beyrouth, grand défenseur des droits des montagnards.

4-Cependant, les géographes et historiens, byzantins et occidentaux, se servent invariablement du toponyme «Phénicie libanaise» pour situer Damas et Homs.



 
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