Un Via Crucis, entre audace et balbutiement
Sous les voûtes de l'église Saint-Joseph à Monnot, l’Orchestre philharmonique du Liban a déployé, le vendredi 8 avril, une palette irisée de couleurs harmoniques, conférant à la fresque symphonique d’Élie Chahoud et de Lara Jokhadar une louable sensibilité claire-obscure. La finesse d’exécution et la justesse d’expression de cette création auraient toutefois pu s’intriquer à une méticulosité plus honorable.

Des étincelles prophétiques de la Cène à la lumière fulgurante de la Résurrection, en passant par la noirceur sépulcrale de la crucifixion de Jésus-Christ et sa victorieuse descente aux enfers, l’œuvre pascale d’Élie Chahoud et de Lara Jokhadar, intitulée "De la Cène à la Résurrection", dépeint, à travers ses nuances impressionnistes, la Via Crucis du Seigneur, du crépuscule de l’ultime vérité à l’aube de l’éternité. Cet oratorio en langue arabe, composé sur un livret de Georges Chahoud et basé sur les Évangiles canoniques, se divise en dix-sept tableaux relatant le dernier repas de Jésus avec ses disciples (avant qu’il ne fasse don de sa vie pour racheter l'humanité tout entière de ses péchés), sa passion et sa résurrection. Adoptant une écriture harmonique tonale, l’œuvre combine la profondeur de la musique romantique et les exigences esthétiques et contrapunctiques de la musique néo-classique.

Si le style de Chahoud et de Jokhadar multiplie clins d’œil et références à la musique baroque, notamment au niveau de la Passacaille dans la scène de la mort de Jésus, les harmonies du seizième tableau consacré à l’annonce de la Résurrection ; à la musique classique dans les deux cadences de Judas et de Marie Madeleine dans le douzième tableau ; mais aussi à la musique romantique au travers des divers leitmotivs parsemés dans la deuxième partie de l’œuvre (comme par exemple dans la scène de la repentance de Judas et de la mort de Jésus), il n’en demeure pas moins nourri de l’influence des chants ecclésiastiques orientaux, maronites et orthodoxes. Ainsi, au niveau du quinzième tableau, l’orchestre se pare des motifs d’un chant romain oriental (dit byzantin) orthodoxe connu, intitulé "Kamilou al-Ajyali".  Ce dernier est depuis longtemps diatonisé et souvent chanté d’une manière polyphonique élémentaire à deux voix à la tierce, à l’office du Vendredi Saint. Son intégration à une œuvre polyphonique néoclassique constitue par conséquent une expérience musicale intéressante, sans plus, qui profite de ce contexte particulier et qui n’a aucune vocation à généralisation. Une telle approche pourrait, en effet, mener à des conséquences déplorables comme celle du détachement de l’orthodoxie musicale russe de ses sources antiochiennes levantines monodiques modales, à l’initiative des tsars du XIXe siècle qui se sont livrés à cœur joie à la latinisation de la musique liturgique russe, alors que les traditions musicales ecclésiastiques liées à la théologie mystique des Pères de l’Église sont par essence monodiques modales, loin de la syntaxe polyphonique, tout comme l’iconographie patristique est symbolique théologale, radicalement dépourvue de perspective et de réalisme visuel.

Timbre gracieux


L’osmose opère dès les premiers accords où l’intonation parfaite de l’Orchestre philharmonique du Liban (OPL), sous la direction rigoureuse de Garo Avessian, et la richesse harmonique du Chœur de Philokalia, forcent l’admiration. Un lyrisme délectable se fraie un chemin tout en contrastes avec la soprano libano-canadienne, Lara Jokhadar, qui interprète avec brio le rôle de Marie Madeleine. Ses premières interventions font entendre une voix au timbre gracieux, mais privée quelques fois de la suavité qu’on lui connaît. Toutefois, sa rhétorique est fluide et riche d’une palette expressive nuancée. En dépit de quelques aigus décolorés, Jokhadar brille de par ses envolées passionnées, sa projection péremptoire, son articulation précise dans les aigus, et sa maîtrise du legato, notamment dans le duo de Marie Madeleine et Saint-Jean, au niveau du douzième tableau.

Christine Abou Zeid et Lara Jokhader chantant sous la direction de Garo Avessian.

Nuances âpres et couleurs riches


L’OPL instille tout au long du concert une dynamique remarquable à l’ensemble mais qui manque çà et là de précision, particulièrement dans les changements âpres de nuances orchestrales exécutées par les cordes, et parfois même de conviction dans les interventions nébuleuses du cor anglais. Ces imperfections se font flagrantes dans les lamentations de Judas au niveau du huitième tableau, où un forte abusif trouble la limpidité du discours musical du baryton libanais Fady Jeanbart, interprétant le rôle de Judas, qui demeure toutefois le véritable triomphateur de cette production ayant brillamment su maîtriser les embûches techniques dont son rôle est semé. Son timbre charnu aux couleurs riches, ses ornementations raffinées, et la clarté de sa diction, transcendant les obstacles des consonnes gutturales de la langue arabe, ont également fait très bonne impression. On retiendra en particulier le glissando presque improvisé, s’étalant sur une octave, magistralement effectué dans le lamento. Cependant, la tessiture reste quelque peu à lisser dans le passage vers les notes les plus graves.


Fady Jeanbart interprétant le rôle de Judas.

Voix camouflées


Quant aux trois autres solistes, ils ont défendu tant bien que mal leur rôle. La voix de la soprano Christine Abou Zeid interprétant l’ange, et celle du baryton Alexi el-Haiby interprétant Saint-Jean le Bien-aimé sont bien timbrées mais ne sont malheureusement pas assez projetées. De ce fait, elles ont toutes les deux tendance à s’effacer derrière le flux orchestral. Chez la cantatrice, les notes les plus aiguës sont à éviter, manquant souvent de justesse et de raffinement, surtout dans le cinquième tableau consacré à l’ange. Sa prestation se démarque par d’exquises vocalises dans le médium, presque sucrées dans le seizième tableau, l’annonce de la Résurrection, qui font rapidement pardonner les premières failles. Les interventions d’Alexi el-Haiby ont fait valoir une éloquence extrêmement soignée et des phrasés de grande subtilité mais entachés d’un vibrato un peu trop présent.

Les cinq solistes et le chef d'orchestre.

Faiblesses majeures


Le baryton-basse Nizar el-Joukhadar, interprétant Saint-Pierre, peine à tirer son épingle du jeu. Son timbre frêle, sa voix brute et sa technique vocale peu épanouie font que ses lignes mélodiques s’étiolent ; il est de ce fait souvent doublé par la chorale, ce qui remet en question sa position de soliste. Ces faiblesses majeures sont contrecarrées par un parlé-chanté admirablement exécuté, mettant en relief les qualités d’acteur du jeune baryton. Dans le final, les cinq solistes se sont mis au diapason de l’OPL, incarnant une joie lumineuse aux couleurs paradisiaques, celles de la Résurrection. Il convient finalement de saluer l'interprétation bien dressée de l'orchestre, placé sous la baguette de Garo Avessian, qui, par une gestuelle ample, a réussi à donner une rondeur appréciable du son, malgré les chutes répétitives de tension. Une distribution plus homogène de certains solistes et instrumentistes ainsi qu’une préparation plus pointue permettrait à cette œuvre d’atteindre des sommets.

Les trois barytons avec l'OPL et le Choeur de Philokalia.
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