Penser le monde avec Hannah Arendt: Bérénice Levet nous éclaire

Plonger dans l’œuvre de Bérénice Levet, c’est s’engager dans un voyage labyrinthique où chaque mot, chaque concept, semble une invitation à repenser le monde, et avec lui, notre place – fragile, menacée – dans son sein. Avec Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, elle nous entraîne sur les traces de la grande philosophe allemande, éclairant son itinéraire singulier tout en dévoilant la formidable actualité de sa pensée. Un texte urgent? Sans doute, tant les crises qui nous assaillent semblent résonner en écho aux réflexions d’Hannah Arendt sur la fragilité de la condition humaine. Mais l’ouvrage est moins un cri d’alarme qu’un appel à la lucidité, un plaidoyer pour l’amor mundi, l’amour du monde si cher à Hannah Arendt. Car aimer le monde, c’est d’abord accepter sa part non choisie, ses aspérités et les limites qu’il nous impose, ce contre quoi la modernité, et avec elle la course frénétique à l’émancipation individuelle, se sont acharnées. Bérénice Levet nous rappelle que, en devenant modernes, nous avons troqué le réconfort du «monde» – sol stable sous nos pieds, citadelle protectrice, rempart contre la dissolution dans le flux incessant de la vie – pour la chimère d’une liberté déracinée, condamnée à errer, désarmée face à la force destructrice du «tout est possible», credo absolu des totalitarismes.
L’urgence de cet essai est née d’une rencontre. Une rencontre entre une jeune lectrice de 16 ans et les mots, définitifs, d’une philosophe qui l’a libérée du diktat moderne de «l’être soi-même», cet enfermement dans la prison d’un «moi» vide et creux. Phrase décisive, au sens le plus littéral du terme, cette affirmation d’Hannah Arendt selon laquelle «avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants; ils les ont en même temps introduits dans un monde» Cette phrase éclaire la ligne de force qui guide l’ouvrage: l’homme n’est pas une monade errant dans l’absolu de sa solitude; il est appelé, par le simple fait de naître, à faire son entrée dans un monde, un monde vieux, très vieux, qu’il aura à connaître, à aimer et à transmettre. Telle est, pourrait-on dire, sa responsabilité la plus noble.
Le feu sacré de l’amor mundi: aimer un monde à reconstruire
Penser ce qui nous arrive est, avant tout, un hommage à l’amor mundi, ce fil d’Ariane qui relie l’œuvre entière d’Hannah Arendt. Aimer le monde, écrit Bérénice Levet, c’est refuser d’abdiquer face au nihilisme ambiant qui travaille notre époque. L’amour du monde se conjugue avec une «passion ardente d’examiner, de démêler les fils, de discerner, de distinguer, d’inquiéter les évidences et certitudes dont bourdonne la caverne». Une passion nourrie par la fréquentation des œuvres d’art, de la littérature et de l’histoire. Aimer le monde, c’est également accepter l’intrigue que la condition humaine tisse avec l’histoire, et s’opposer à la révolte stérile contre le donné de l’existence.
Ainsi, lorsque L’auteure affirme que l’homme moderne, à la suite de la «révolution galiléenne», a «perdu le monde pour le moi», elle nous met face au drame d’un monde en perte de substance. Un monde sans sol stable sous nos pieds, livré à la course frénétique de l’émancipation sans limites, de l’illimitée possibilité. Hannah Arendt ne cède pas à la mélancolie du monde perdu, à la lamentation facile; elle invite, à travers l’exemple des sociétés prémodernes – grecque, romaine, chrétienne –, à repenser le monde en des termes qui rendraient son séjour plus hospitalier à l’humain.
Une pensée rebelle à tous les conformismes : la provocation salutaire de la rupture
La pensée d’Hannah Arendt, nous rappelle Bérénice Levet, est une invitation constante à défier les évidences. À rompre avec les dogmes qui régissent le confort mental et intellectuel de notre temps. «Comment ne pas nous y reconnaître ?», interroge l’auteure à propos de cette manie que nous avons de produire un discours toujours convenu, prévisible. Et si Hannah Arendt, par sa pensée, nous offrait ce recul salvateur nécessaire à la reconquête du sens? Cette «obligation» que le philosophe kantien formulait comme un «devoir envers l’humanité», c’est celle qui conduit Hannah Arendt à défier les théories toutes faites qui s’acharnent, à l’envi, à nous éloigner de la complexité du réel. Bérénice Levet fait ressortir, de manière lumineuse, ce rapport frontal d’Hannah Arendt à la tradition. Ce besoin qu’elle avait de s’y frotter sans cesse, de la remettre sur le métier pour en faire jaillir des sens nouveaux. Loin de toute tentation nostalgique, Hannah Arendt fait vivre, revivre les expériences et les conceptions du passé afin d’aiguiser notre compréhension du présent. Et c’est ainsi, en fouillant dans les ruines de l’histoire, la philosophe Allemande déniche des trésors enfouis, comme l’idée d’une autorité fondée sur le poids du passé, cette «auctoritas» romaine oubliée par le monde moderne qui a misé sur le seul potestas, l’autorité de la force nue.

Hannah Arendt, pourrait-on dire, n’enseigne pas, elle met en scène – en intrigue, si l’on préfère – les concepts afin de nous faire accéder à une véritable compréhension du monde. Son analyse du totalitarisme, sa réflexion sur la révolution, et son examen de la crise de la culture éclairent l’incongruité d’un monde qui se retourne contre ses propres fondements et dévore la seule condition qui peut lui garantir un avenir: la permanence des liens entre les vivants, et avec les morts – au-delà de l’illusion d’une quelconque sécurité – que peuvent conférer l’art, les traditions, les institutions, pour ne citer que ces piliers sans lesquels l’humanité n’est qu’un amas de particules élémentaires en perdition dans le chaos du monde moderne.
La condition humaine retrouvée: le courage de la désobligeance
La beauté du texte de Bérénice Levet est de saisir avec justesse le paradoxe fécond qui travaille la pensée de la philosophe : ce combat acharné pour l’individu s’accompagne d’une profonde interrogation sur le sens du collectif. Comment penser ensemble la liberté et la stabilité, forces en apparence inconciliables ? Là est peut-être la promesse d’Hannah Arendt: elle parvient à ne pas choisir entre une exaltation de l’émancipation illimitée qui ne peut qu’aboutir au nihilisme moderne et un repli nostalgique sur les valeurs d’antan qui fige le monde dans un passé révolu. Sa notion d’amor mundi s’avère à la fois un point d’ancrage, une responsabilité et une ouverture. Le monde, selon Hannah Arendt, est fragile, comme est fragile la condition humaine qui lui est liée. Sa sauvegarde est donc la condition de notre survie, ce qui n’exclut pas de l’enrichir, bien au contraire. Un héritage qui s’immobilise se sclérose. La permanence des liens ne signifie pas l’absence de changement.
Hannah Arendt, écrit Bérénice Levet, «sait penser ensemble ce que nous ne savons plus appréhender autrement que sur un mode binaire et agonistique. Sa philosophie est inextricablement et salutairement une philosophie de la liberté et de l’attachement.» L’équilibre du monde et de l’individu passe, pourrait-on dire, par cette recherche subtile d’un point d’équilibre. Hannah Arendt nous éclaire, à sa manière, et contre toutes les pensées consensuelles, sur la profondeur des crises qui minent notre société. Réflexion, critique, compréhension - chaque mot semble une pierre jetée dans l’étang de notre confort mental. Hannah Arendt nous fait ce bien inestimable, et qui n’est rien de moins que la chose la plus rare de notre temps : nous rendre intelligents, au double sens de percevoir ce qui est, et ce qu’il en coûte de fermer les yeux ; et d’ouvrir l’esprit à l’intrigue qui nous est proposée de vivre, et sans laquelle la vie humaine perd toute sa substance et sa profondeur.
Hannah Arendt: un phare dans l’obscurité contemporaine
L’ouvrage de Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, n’offre aucune clé pour une lecture simplifiée des crises qui traversent notre monde. Son invitation à lire Hannah Arendt, à fréquenter son œuvre et ses fulgurances analytiques ne procède d’aucune injonction morale. Ce texte est comme un phare dans l’obscurité contemporaine; il éclaire, sans jamais aveugler. Hannah Arendt, avec Bérénice Levet pour guide, nous réconcilie avec une lecture exigeante de la condition humaine, faite de paradoxes, de tensions et de résistances. Cette intranquillité qui nous saisit, à la lecture de cet essai, est salutaire; elle témoigne que ce texte aura su, par l’audace et l’empathie intellectuelle de son autrice, ne pas laisser le lecteur indemne, en repos. «L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer», cette formule si poignante de René Char, pourrait-on dire, nous est donnée à vivre. Mais il nous est également donné d’y ajouter nos pages, humbles et provisoires, à l’image de celles-ci.
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