4 août: quand les armes sont entre les mains de l’injustice
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Loin d’être terminée, la quête de justice pour les victimes de l'explosion au port de Beyrouth demeure semée d’embûches. Au lendemain de la désignation du juge Jamal Hajjar au poste de procureur général par interim près la Cour de cassation, en remplacement de Ghassan Oueidate, et malgré ses promesses, portant principalement sur les modalités de déblocage de l’instruction menée par le magistrat Tarek Bitar, l’enquête est toujours au point mort. L’espoir d’une véritable reddition de comptes aurait-il été enterré? Ici Beyrouth fait le point sur une affaire qui met en lumière la négligence et la corruption endémique au sein des institutions libanaises et révèle les failles profondes dans le système politique et judiciaire du pays.
Après maintes réunions tenues au lendemain de son accession au poste de procureur de la République, toutes soldées par un échec total et la reconnaissance de l’impasse juridique qui entrave, depuis plus d’un an, le cours de l’enquête sur l’explosion au port, les juges Hajjar et Bitar auraient réussi à trouver une sortie de crise. Jeudi, le juge d’instruction aurait décidé de poursuivre son travail en fixant des dates pour l’interrogatoire des personnes accusées dans le cadre de cette affaire. Une étape qui serait la dernière avant la clôture du dossier et sa soumission au parquet, ce à quoi l’instance devrait accorder un avis de principe pour permettre la publication de l’acte d’accusation.
La question qui se pose, selon Me Nasri Diab, avocat à la Cour et membre du bureau d’accusation du barreau de Beyrouth, est la suivante: le procureur Hajjar acceptera-t-il de se faire notifier cet acte d’accusation? Dans l’affirmative, que va-t-il en faire?
D’autant plus que, selon des informations qui auraient fuité, le procureur général pourrait être en mesure de se récuser du dossier. Une mesure qui compromettrait davantage encore le déroulement de l’enquête. En essayant de vérifier la véracité de cette information, Ici Beyrouth a pu apprendre qu’un retrait de Jamal Hajjar est peu plausible. «Nous savons que le départ à la retraite de Ghassan Oueidate a provoqué des tiraillements politiques autour de la nomination d’un successeur», note l’avocate Tamam Sahili, membre du bureau d’accusation du Barreau de Beyrouth. «Plusieurs noms ont été proposés, parmi lesquels celui de la magistrate Nada Dakroub qui, selon les textes de loi, devait le remplacer. Mais, comme c’est souvent le cas au Liban, la politique l’emporte sur la loi. Par conséquent, quand le juge Hajjar a accepté sa nomination, il était bien conscient des défis qui l’attendaient, ainsi que de la gravité et de l’ampleur des affaires auxquelles il devait faire face, notamment celle du port de Beyrouth», poursuit-elle avant d’écarter la possibilité d’une éventuelle récusation. D’ailleurs, lors du dernier entretien entre le bureau d’accusation et l’actuel procureur, ce dernier «n’a aucunement fait part de sa volonté de se récuser», confirme Mme Sahili.
D’après elle, «il s’agit d’une étape critique, où le procureur Hajjar, qui jouit d’une bonne réputation, est mis à l’épreuve». Elle confie à Ici Beyrouth que lors des multiples rencontres que le bureau d’accusation a eues avec lui, «il s’est toujours montré transparent et coopératif, insistant sur la nécessité de relancer l’enquête et de collaborer avec le juge Bitar afin de permettre à ce dernier de rendre l’acte d’accusation». Elle ajoute que «les réunions entre le procureur et le juge d’instruction sont toujours en cours afin de trouver des points de convergence qui permettent d’éliminer les aspects problématiques de l’affaire, notamment les poursuites engagées par les responsables et magistrats, dont M. Oueidate, contre le juge Bitar». Pour ce faire, le procureur aurait besoin, toujours selon l’avocate, d’un délai raisonnable, estimé à un ou deux mois, surtout que le juge Tarek Bitar est «déjà dans une phase bien avancée de la rédaction de son acte d’accusation et qu’il ne lui reste que quelques points non achevés, comme l’interrogatoire de certains suspects et la tenue des audiences, avant de finaliser son acte».
La responsabilité de Bitar engagée? 
Si la situation est stagnante depuis près de trois ans, c’est le juge d’instruction qui en serait responsable, selon certains juristes. «Sans vouloir remettre en cause son intégrité, le magistrat Bitar nuit aujourd’hui au cours de l’enquête», estime l’avocat à la Cour Marc Habka. «À vouloir camper sur ses positions et empêcher un autre juge de prendre la relève après une suspension qui aura duré longtemps, le juge Bitar ne pourra jamais parvenir à une solution», poursuit-il. D’après lui, sachant qu'aucune décision ne peut être prise concernant les multiples recours et demandes de révocation présentées à son encontre, l’assemblée plénière n’étant pas constituée, l’enquête restera suspendue. Et ce, même si on peut espérer que le procureur Hajjar puisse revenir sur les décisions prises par son prédécesseur, Ghassan Oueidate. «Une telle initiative ne changerait rien à la situation, puisque le juge d’instruction continuera de faire l’objet de recours», insiste-t-il.
Il considère, à cet égard, que la responsabilité du magistrat est engagée à deux niveaux: d’abord, «lorsque celui-ci s’en est directement pris à d’anciens ministres et députés d’un camp politique déterminé, sachant que les approcher aurait indubitablement conduit à une réaction hostile et au blocage de l’enquête». «À mon avis, M. Bitar aurait dû commencer ses investigations en interpellant les fonctionnaires avant de convoquer, en dernier lieu, les responsables politiques», note M. Habka.
Ensuite, «comment expliquer qu’après un an d’absence, au lendemain de son dessaisissement, le juge décide de revenir sur sa décision en se basant sur une jurisprudence? Pourquoi ne l’a-t-il pas fait plus tôt, sachant que durant cette période, certains détenus auraient pu retrouver leur liberté?», s’indigne l’avocat.
Entraves à l’enquête 
Nous sommes le 18 février 2021, soit six mois après la déflagration meurtrière au port de Beyrouth qui a fait plus de 200 morts et des milliers de blessés. Le juge Fadi Sawan, alors chargé d’instruire l’enquête sur l’explosion, est démis de ses fonctions. Pour cause? Un recours pour suspicion légitime présenté par Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaiter, tous deux députés affiliés au mouvement Amal, mis en cause dans cette affaire. La Cour de cassation, qui a prononcé ce verdict, estime, par ailleurs, que le juge est partie prenante dans l’affaire, vu que son domicile, situé à Achrafieh, a été endommagé par la déflagration et qu’il est, de ce fait, considéré comme étant une victime de l’explosion. Cette éviction constituera le début d’un bras de fer entre une classe politique corrompue et une justice qui peine à se faire valoir.

Lui succède alors, le 19 février de la même année, Tarek Bitar, contre qui une myriade de recours ont, depuis, été présentés par les personnes inculpées par lui dans cette affaire. Sans compter des demandes de transfert du dossier pour des fautes présumées d’impartialité et des recours engageant la responsabilité de l’État du fait de fautes présumées attribuées au magistrat. Mission accomplie, donc, pour ceux qui ont œuvré pour l’empêcher de poursuivre son enquête. Poursuivi pour homicide volontaire, l’ancien Premier ministre, Hassane Diab, les députés et anciens ministres Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaiter et Nouhad Machnouk, l’ancien ministre Youssef Fenianos, l’ancien commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi, ainsi que d’autres responsables militaires et administratifs estiment que ces mises en accusation ne relèvent pas des fonctions du juge Bitar, puisque, d’après eux, il appartient à la Haute Cour de justice de juger et d’auditionner les présidents, chefs de gouvernement et ministres. Or, «ces derniers sont poursuivis sur la base d’un délit pénal et non pour manquement grave aux devoirs de la charge, comme ils le prétendent en se basant sur le texte de la Constitution», indique-t-on de source judiciaire.
Les recours ne sont pas les seuls obstacles auxquels doit faire face le juge d’instruction. Au sein même du palais de justice, la magistrature s’adonne à une guerre de la plus grande déliquescence. Bénéficiant de l’appui d’une partie de la classe politique, l’ancien procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, lui-même mis en accusation dans l’enquête sur la double explosion au port et s’étant récusé sur ce dossier en raison de son lien de parenté avec l’ancien ministre Ghazi Zeaiter, revient sur sa décision. Pourquoi?
Nous sommes alors en 2023. Suspendue depuis décembre 2021 en raison des multiples recours à l’encontre du juge d’instruction, l’enquête reprend, contre toute attente, par une décision soudaine de Tarek Bitar. Celui-ci décide de se réapproprier le dossier en se basant sur des textes de loi et sur une jurisprudence datant de 1995, mettant ainsi fin à son dessaisissement. Il ordonne, de ce fait, la libération de 5 des 17 détenus dans le cadre de l’enquête et s’apprête à lancer de nouvelles poursuites judiciaires contre huit officiels, dont notamment les directeurs de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, et du service de Sécurité de l’État, Tony Saliba.
Contre cette décision jugée nulle, le Parquet se soulève et M. Oueidate revient à la charge. Il engage des poursuites contre le juge d’instruction pour «usurpation d’identité», ordonne la libération des 17 détenus et émet une décision interdisant aux autorités compétentes de recevoir toute décision, notification ou document en provenance du juge d’instruction ou de toute entité relevant de lui. Il considère que ce dernier est dessaisi du dossier, en vertu des multiples recours présentés contre lui, sur lesquels l’assemblée plénière de la Cour de cassation n’a pas pu statuer faute de quorum. On rappelle, à cet égard, qu’en raison du départ à la retraite de certains des membres de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, l’assemblée plénière n’est toujours pas constituée. Le projet de nominations ayant précédemment été élaboré par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a été bloqué, des mois durant, par le ministre sortant des Finances, Youssef Khalil (proche du président de la Chambre, Nabih Berry), qui prétextait «un déséquilibre et une ambiguïté dans le texte». Le décret ne fut jamais signé.
À l’international, la justice prend la relève
Affaire Savaro - Au lendemain du verdict prononcé, le 12 juin 2023, par la Haute Cour de justice à Londres contre Savaro Ltd, aucun recours n’a été présenté par la société importatrice du nitrate d’ammonium qui avait explosé le 4 août 2020 au port de Beyrouth. «Aujourd’hui et après expiration du délai prévu pour l’appel, le jugement est exécutoire», explique le professeur Nasri Diab. «L’affaire n’est cependant pas close. Je travaille actuellement, en collaboration avec l’avocat Camille Abou Sleiman qui représente le bureau d’études Dechert LLP, sur des pistes qui nous permettront d’avancer dans ce dossier», a-t-il poursuivi, avant de confier que des «mesures ultérieures seront mises en œuvre et annoncées en temps opportun».
Rappelons qu’en février 2023, Savaro Ltd a été déclarée responsable civilement envers les victimes du 4 août, par un verdict rendu par la Haute Cour de justice. Le nom de la société avait figuré sur le contrat d’achat du nitrate d’ammonium et Savaro avait agi au Liban en tant que propriétaire effectif de la cargaison. Après l’arrivée du nitrate d’ammonium au Liban, et après que la marchandise a été déchargée au port de Beyrouth et déplacée vers le hangar numéro 12, la société a tenté, à plusieurs reprises, de la récupérer.
En janvier 2021, elle engage une procédure de radiation du registre de commerce de Londres (Companies House), mais la décision de sa liquidation a été suspendue grâce à une intervention du bureau d’accusation du barreau de Beyrouth, représenté par l’ancien bâtonnier Melhem Khalaf et les avocats Nasri Diab et Chucri Haddad. L’action en justice entreprise contre Savaro a été menée en étroite collaboration avec le bureau d’études Dechert LLP représenté par Camille Abou Sleiman. En juin 2023, la société est sommée de payer des dommages-intérêts pour les victimes de l’explosion.
Spectrum Geo – Le 13 juillet 2022, la fondation suisse Accountability Now annonce les poursuites engagées au Texas, aux États-Unis, par un groupe formé de neuf proches de victimes, contre la compagnie américano-norvégienne de services géophysiques TGS, propriétaire de la société britannique Spectrum Geo. Celle-ci avait affrété il y a dix ans le Rhosus, bateau battant pavillon moldave, qui avait transporté les 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth. Les demandeurs accusent TGS d’avoir conclu des contrats rentables, mais suspects, avec le ministère libanais de l’Énergie pour transporter du matériel de prospection sismique du Liban vers la Jordanie à bord du Rhosus. Ils réclament des indemnités de près de 250 millions de dollars.
En septembre 2023, et selon un communiqué publié par Accountability Now, «TGS accepte de remettre tous les documents pertinents relatifs au Rhosus, aux explosifs, à ses opérations sismiques ainsi qu’à ses relations avec des politiciens libanais, des entités ou des individus, au Liban et à l'étranger, ayant un lien quelconque avec l’explosion».
Procès en France – Étant donné la présence de Français parmi les victimes, dont un mort et 40 blessés, le pôle Accidents collectifs du parquet de Paris ouvre une enquête pour «homicide et blessures involontaires». Si aucun développement dans ce contexte n’est à signaler, il n’en demeure pas moins que nous assistons, depuis quelques mois, à une tentative de création d’un collectif de victimes françaises, à Paris, leur permettant d’agir directement dans le pays et d’y avoir une présence “légale”», signale le professeur Diab.
Enquête internationale – Le 4 juillet 2022, l’ONG Human Rights Watch (HRW) appelle à l’ouverture d’une enquête internationale. L’inaction du président français, Emmanuel Macron, a été pointée du doigt et le chef de l’État a été accusé d’être de «connivence avec la classe politique libanaise pour éviter toute internationalisation de l’enquête». Internationaliser l’enquête serait chose vaine, estiment certains juristes qui dénoncent le manque de collaboration des États au lendemain de la déflagration. «Pourquoi les rapports des experts internationaux dépêchés au Liban à partir du 5 août 2020 n’ont-ils jamais vu le jour? Pourquoi les commissions rogatoires n’ont-elles pas été honorées?», s’indigne le professeur Diab. Il convient de souligner qu’après avoir pris en charge le dossier, le juge Bitar a envoyé plus de 20 demandes de coopération à des nations. Ses requêtes sont restées sans réponse.
Devenue un symbole de la lutte pour la justice et contre l’impunité au Liban, l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth continue de faire face à des forces obstructionnistes dans un pays où le respect de l'état de droit et la capacité des institutions à résister aux pressions politiques déterminent en grande partie son avenir.
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