Le capitaine du Rhosus à Nidaa al-Watan : Beyrouth n’était pas la destination finale du navire 
L'explosion au port de Beyrouth, survenue le 4 août 2020, ayant provoqué la destruction de la capitale et la mort de plus de 220 personnes. ©Al-Markazia

Plus de cinq ans après l’explosion survenue le 4 août 2020, au port de Beyrouth, la trajectoire de la cargaison de nitrate d’ammonium, à l’origine de la déflagration, et le rôle du cargo Rhosus continuent de susciter des interrogations, sur fond d’enquête judiciaire à l’arrêt et de responsabilités toujours disputées.

Dans ce contexte, le quotidien Nidaa al-Watan a recueilli le témoignage du capitaine du navire lors de sa dernière traversée, le Russe Boris Prokoshev, qui livre une version détaillée des faits, depuis son embarquement jusqu’à l’abandon du navire dans le port de Beyrouth.

Dans cet entretien, le capitaine affirme que les premiers éléments suspects sont apparus dès son arrivée à bord. Il évoque un changement intégral de l’équipage, une situation qu’il qualifie d’inhabituelle dans le transport maritime, ainsi que la présence simultanée de deux capitaines à bord. Ce changement soudain aurait été dû, selon les justificatifs avancés, au refus de l’équipage précédent de naviguer vers le Mozambique, un motif qui, selon le capitaine, n’était aucunement convaincant.

Boris Prokoshev revient également sur l’itinéraire du navire, marqué par des détours inexpliqués. À la demande du propriétaire du Rhosus, le navire fait escale en Grèce pour se ravitailler, alors que cette opération aurait pu être effectuée en Turquie. Le séjour s’y prolonge plus de dix jours. Le capitaine affirme avoir compris par la suite que le propriétaire cherchait à réunir les fonds nécessaires pour financer la traversée jusqu’au Mozambique. C’est dans ce contexte qu’est envisagée une opération commerciale consistant à charger du matériel à Beyrouth à destination du port jordanien d’Aqaba, afin de couvrir les coûts du voyage, malgré les risques liés à la piraterie en mer Rouge.

À l’arrivée au port de Beyrouth, la tentative de chargement échoue. Le propriétaire ordonne alors au navire de quitter immédiatement le port en direction de Chypre. Mais l’équipage est informé par l’agent maritime qu’une décision judiciaire ordonne la saisie du navire en raison de litiges financiers impliquant son propriétaire. Ce que le capitaine pensait être, dans un premier temps, un simple différend lié aux frais portuaires s’avère rapidement plus complexe.

S’ouvre alors, selon son récit, une période d’un an de détention forcée à quai, sans décision judiciaire claire ni encadrement légal. Le capitaine affirme avoir sollicité à plusieurs reprises l’autorisation de quitter le port, allant jusqu’à envisager une fuite vers un port syrien voisin, une option qu’il dit avoir abandonnée faute de pouvoir l’exécuter. Il réfute catégoriquement l’idée selon laquelle Beyrouth aurait été la destination finale de la cargaison de nitrate d’ammonium, assurant que le navire n’était pas destiné à y décharger.

Durant cette période, Boris Prokoshev affirme avoir été témoin de tentatives de détournement de la cargaison. Il raconte qu’un capitaine égyptien, commandant d’un navire voisin, aurait proposé de transférer une partie du nitrate dans des camions, dissimulés sous des déchets issus de travaux de rénovation.

Une autre proposition, émanant selon lui d’un homme d’affaires libanais, visait à racheter l’intégralité de la cargaison, régler le contentieux judiciaire, puis transférer le nitrate vers un autre navire en haute mer. Le Rhosus aurait ensuite été conduit en Turquie pour y être vendu comme ferraille. Cette offre aurait été rejetée par le propriétaire du navire, Igor Grechushkin, aujourd’hui incarcéré en Bulgarie, qui aurait refusé de signer tout acte de renonciation au navire et à sa cargaison.

Le capitaine insiste sur l’absence totale de responsabilité de l’équipage. Il affirme que ni les autorités libanaises ni les autorités russes ne leur ont apporté un soutien effectif durant leur détention à bord. Il rapporte même que le consul russe lui aurait indiqué que le président Vladimir Poutine n’envisageait pas d’opération d’évacuation, malgré plusieurs démarches entreprises.

Boris Prokoshev dit également craindre d’être désigné comme bouc émissaire. Il affirme faire l’objet de notices via Interpol et avoir reçu, par l’intermédiaire d’un journaliste, une proposition de retour au Liban pour rencontrer le juge chargé du dossier, Tarek Bitar, sous la protection d’un haut responsable sécuritaire. Une option finalement écartée sur conseil de ses avocats et du consulat russe, par crainte d’une arrestation immédiate.

Il se dit néanmoins disposé à témoigner par visioconférence ou à accueillir le magistrat en Russie, assurant n’avoir reçu aucun contact officiel en ce sens.

Le capitaine dénonce par ailleurs une grave négligence des autorités portuaires. Il affirme que l’équipage a quitté le Liban sans qu’aucune inspection officielle du navire ou de sa cargaison ne soit effectuée, à l’exception de l’assistance de la Sûreté générale pour rejoindre l’aéroport. Il précise toutefois que, quelques semaines avant leur départ, des personnes accompagnées de douaniers auraient prélevé des échantillons du nitrate d’ammonium et photographié la cargaison, sans jamais donner suite.

Évoquant le propriétaire du Rhosus, Boris Prokoshev le décrit comme un personnage opaque, affirmant n’avoir jamais compris ses intentions réelles. Il estime que le navire aurait été attiré à Beyrouth pour exercer une pression financière sur son propriétaire, ajoutant que, durant toute la période de rétention, aucun représentant de l’entreprise propriétaire de la cargaison ne s’est manifesté.

Il conclut son témoignage par un message adressé directement aux Libanais via le quotidien Nidaa al-Watan: le Rhosus, assure-t-il, ne faisait que transiter par le Liban et Beyrouth n’était pas la destination prévue de la cargaison. Il se dit prêt à répondre devant la justice, à condition que la procédure se déroule dans un cadre impartial et respectueux.

 

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