Les «vaches sacrées» de notre économie

Eh oui, nous avons nos vaches sacrées aussi, ces tabous perpétuels qu’il ne faut surtout pas modifier, ces incestes économiques de la sphère du pouvoir. Pour illustrer ce cheptel sacré, en voici un petit échantillon, loin d’être exhaustif.
1- L’or. Tous les quelque temps, on se gargarise en ressassant avec fierté que la banque centrale en détient 288 tonnes (soit aujourd’hui 17 milliards de dollars), en deuxième position régionale et 19ᵉ position mondiale. Tout en encensant l’ancien gouverneur Élias Sarkis qui a eu la main heureuse à cet égard.
Puis, on enchaîne niaisement qu’il ne faut surtout pas y toucher, car «c’est notre dernier rempart». Mais rempart contre quoi? La chute de la monnaie? C’est déjà fait, merci, on a perdu 60 fois sa valeur. Après la chute, encore plus abyssale, des années de guerre. Rempart contre une crise financière aiguë? Le cobra est déjà englouti jusqu’aux amygdales, avec la faillite simultanée de l’État, de la BDL, du secteur bancaire et des déposants.
Pourtant, les propositions pour mettre à profit cet or ont foisonné au cours de ces quatre années. Des solutions élaborées par des économistes certainement plus compétents que des incultes véreux propulsés au pouvoir par une de ces failles du continuum espace-temps. Rachat des eurobonds, hypothèque, placement, gage, crédits, investissements productifs… et d’autres usages fructueux encore. Mais, rien n’y fait.
2- Privatisation. L’idée remonte très loin dans le temps, depuis le premier plan de Rafic Hariri, dont l’essentiel des projets devaient se réaliser par BOT (Build, Operate, Transfer). Puis les lois se sont succédé (2000, 2002, …, 2017), généralement sous la pression des donateurs à l’occasion des conférences de Paris. Englobant toutes les formes de privatisation: vente, BOT, titrisation, concession, gestion déléguée, partenariat public-privé, etc.
On a même prévu des Autorités de régulation, mis en place des Conseils supérieurs.  Recruté des secrétaires généraux. Planifié, mis au point et entassé des dizaines de brochures sur des projets spécifiques. Pour un résultat nul. Zéro. Du coup, personne ne nous fait plus confiance et les aides se sont taries, mis à part les humanitaires.
Qu’est-ce qu’on a à l’opposé? La secte du «garder tout dans le giron de l’État». Une façon édulcorée, angélique, qui veut dire: «Il est interdit de nous ôter nos poules aux œufs d’or.» Même celles qui ne sont pas encore exploitées, comme les propriétés foncières de l’État, «on ne sait jamais, on espère toujours mettre la main dessus un jour».
3- Décentralisation. Encore un de ces tabous qui durent… depuis l’accord de Taëf, qui a prévu une décentralisation élargie. Depuis, des projets de lois pourrissent dans les tiroirs du Parlement, époussetés épisodiquement puis enfouis de nouveau. Là aussi, les grands pontes du pouvoir craignent le tarissement du robinet des profits multifacettes: embauches de partisans, contrats juteux, pots-de-vin, favoritisme confessionnel…
Pour cacher ces objectifs réels, on brandit les spectres usuels de la «partition camouflée», des «isolationnistes», allant jusqu’aux accusations de connivence avec l’ennemi sioniste «dont l’objectif est de morceler tous les pays aux alentours pour légitimer sa propre formule basée sur la religion». Tout est bon pour éloigner cet épouvantail que représente le transfert de pouvoir et des finances, de l’État central vers les régions.

4- Réforme de l’administration. Une comptine qu’on vous raconte dès votre plus jeune âge, quel que soit votre âge. Il s’agit d’une fiction, en fait, que vous prenez pour une réalité imminente parce que tel responsable en brandit l’étendard, en annonçant une refonte de son administration, à commencer par le «projet d’informatisation» d’un département. À la fin, il s’agit juste de deux nouveaux ordinateurs pour télécharger la dernière version de Candy Crush.
Concurremment, on envenime la situation selon un scénario bien rodé, formé de deux étapes successives. Première étape: le ministre ou autre caïd crie son désespoir, car «le manque d’effectifs dans mon département a atteint 60%, selon le cadre administratif prévu par la loi».
Une phrase qui mérite un petit éclairage: lesdits «cadres administratifs» ont été, pour la plupart, élaborés dans les années 1960, autrement dit à une époque jurassique où les dinosaures de l’administration n’avaient au meilleur des cas qu’une calculette par étage. Alors qu’avec les moyens informatiques actuels, deux opérateurs peuvent gérer tout un département, même sans avoir recours à la nouvelle «intelligence artificielle», ni même la «naturelle» pour le coup.
Deuxième étape: «Comme on a un besoin urgent d’effectifs, on va recruter des contractuels.» Autrement dit, entasser des partisans sans compétence, qui ne passent pas, comme il est légalement imposé, par la case Conseil de la fonction publique, ni par un quelconque concours.
5- Puis tous les autres. Aux vaches sacrées ci-dessus, on peut ajouter tout un troupeau de veaux. Des situations et statu quo qui traînent depuis des années, servant les intérêts des uns et des autres, sans espoir d’amélioration. Ils ont, par exemple, pour titres:
– Des transports en commun, qu’on refuse d’organiser et de moderniser, malgré les efforts avortés de la Banque mondiale et de la France;
– Les cinq ou six caisses de couverture médicale étatiques qu’on n’accepte pas d’unifier, malgré les appels incessants et la logique économique. À chacun sa chasse gardée de pillage;
– Et tant qu’on y est, un Hezbollah qui nous occasionne des pertes colossales tous les ans; n’empêche que beaucoup le courtisent encore ou n’osent pas le contrarier, au nom de la lutte contre l’ennemi, mais en réalité en espérant un quelconque profit futur.
En gros, si les profiteurs insistent tant à garder intactes ces vaches sacrées, c’est que, comme s’est amusé à le résumer un humoriste, ils espèrent en tirer le meilleur steak tartare.
nicolas.sbeih@icibeyrouth.com
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