L’Art déco de la triple baie au Zigzag
©

Dans la ville de Beyrouth, l’Art déco a réussi son intégration urbaine grâce au modèle traditionnel à triple baie, mais aussi par l’intermédiaire d’un second modèle influencé par le courant Zigzag Moderne. Celui-ci est tout aussi conservateur par sa volumétrie, son échelle, ses proportions et son respect de l’alignement sur rue. Il privilégie sa façade principale fortement ornementée avec des motifs géométriques, floraux et en zigzag.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’Art déco supplante l’Art nouveau. Il se veut plus moderne dans son esthétique industrielle et dans son épuration. Il cherche à balayer l’insouciance de la sensualité féminine par une approche plus sévère et plus virile. Il remplace l’érotique par l’exotique, la courbe par la droite et l’organique par le mécanique.
Épuration des formes
Péjorativement appelé «style nouille» en référence à ses courbures, l’Art nouveau est discrédité au profit des formes épurées, de facture classique et au décor mesuré et sévèrement encadré. L’organique est remplacé par la symétrie, la géométrisation, la sobriété, la clarté, le purisme et le cubisme. À l’allégresse de la Belle Époque, l’Art déco oppose le retour au classicisme, simplifié et stylisé.
Décors abstraits cubistes de style «Zigzag Moderne» à Béchoura et à Saint-Dimitri.
Dans ces formes néoclassiques, le théâtre des Champs Élysées, inauguré à Paris un an avant la Première Guerre mondiale, préfigure déjà les affinités et concepts de l’Art déco. Il reprend ce que le décorateur André Vera appelait, en 1912, les «qualités de clarté, d’ordre et d’harmonie». Avec ses verticales et horizontales conceptualisées dans la composition rigoureuse de la façade, l’enfermement du décor figuratif dans des cartouches, la pureté de ses formes et de ses volumes, ce théâtre, conçu par Auguste Perret, annonce l’art et les goûts des années 1920.
Dès 1925, l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, tenue à Paris, donnera son nom à ce nouveau style qui ne tardera pas à se diffuser sur tous les continents.
Détails Art déco: bas-reliefs du bâtiment vert de la rue Gouraud et fer forgé chapiteaux de colonnes et consoles de balcons cubistes à Achrafieh. Le rez-de-chaussée présente les trois arcades repensées en ouvertures carrées.
Une ère nouvelle
C’est une ère nouvelle qui s’annonce prometteuse et pleine de découvertes. L’automobile, le téléphone et la navigation transatlantique se développent. L’aviation intercontinentale fait ses premiers pas et le cinéma hollywoodien passe à une échelle supérieure.
Des champs de pensées nouveaux s’élaborent et semblent illimités avec la théorie de la relativité d’Albert Einstein, l’hypothèse de l’inconscient de Sigmund Freud et les manifestes du surréalisme d’André Breton. Tout cela contribue à l’apparition de mouvements avant-gardistes dans les arts, la littérature et le cinéma européen.
L’Art déco a trouvé sa place naturelle dans ce champ fertile de l’entre-deux-guerres. Héritier du néoclassicisme et d’une branche de l’Art nouveau qu’est la Sécession viennoise (1898-1910), il est perméable au Bauhaus de Walter Gropius, au style international plus austère de Le Corbusier, au cubisme de Picasso, au futurisme (1910-1920), au surréalisme et à son monde contemporain des chantiers navals.
Corniche et trifora de facture aztèque à la rue Doumani. Trifora revue en formes de trapèzes et de triangles à la rue Trabaud (photos Amine Jules Iskandar) et à Geitéwé (photo Beirut Heritage Society). Trifora réduite à une baie carrée à la rue John Kennedy (photo Amine Jules Iskandar).
Au Liban
L’Art déco s’épanouit en Europe durant la période 1920-1930, alors qu’au Liban, il se partageait encore l’espace artistique avec l’arrivée tardive et timide de l’Art nouveau. Très vite, c’est l’Art déco qui va l’emporter pour embrasser l’architecture et les intérieurs, contaminant le moderne et le traditionnel.

Internationalement, trois grands courants ont caractérisé l’architecture Art déco: celui des édifices publics ou étatiques, appelé en Amérique PWA/WPA Moderne, le style paquebot dit Streamline Moderne, et le modèle ornementé dit Zigzag Moderne. Le Liban y a rajouté une quatrième tendance fortement liée à son architecture traditionnelle.
Intérieurs Art déco avec trifora: un exemple carré à coins coupés un exemple d’arc en trois subdivisions (rue Albert Trabaud photo Amine Jules Iskandar) et un exemple à trois fenêtres carrées (Beit Beyrouth photo Beit Beyrouth).
Le modèle traditionnel
Le modèle traditionnel reprend le plan libanais à hall central illuminé par sa trifora (triple baie). Celle-ci est revue selon le goût de l’époque. Sous l’influence de l’Art nouveau, les trois arceaux avaient cédé la place à une arcade continue subdivisée en trois parties. Avec le style Art déco, cette même arcade a endossé le cubisme et s’est décomposée en segments rectilignes. Ces sections courbes se sont parfois transformées en trapèzes. Il arrive que la trifora soit repensée en simples ouvertures carrées, ou encore en une seule baie vitrée subdivisée par la simple menuiserie. Devant la trifora, les terrasses portées par des colonnes voient leurs chapiteaux traditionnellement ioniques, convertis au goût cubiste. Il y va de même pour les consoles des balcons.
Initialement, l’Art déco était destiné à une classe aisée et s’adressait aux élites férues de créativité et de modes nouvelles, avant de se démocratiser progressivement pour atteindre les milieux les plus modestes. Au Liban, l’Art déco a permis des économies dans la construction de la trifora où l’arcade en béton est venue remplacer les trois arcs montés sur des colonnes cylindriques à chapiteaux. Le nouveau modèle s’est vite popularisé et s’est répandu à grande échelle.
Terrasse et meubles Art déco à Achrafié avec à gauche une arcade décomposée en segments de droite.
Le Zigzag Moderne
Dans la ville de Beyrouth, l’Art déco a réussi son intégration urbaine grâce au modèle traditionnel à trifora, mais aussi par l’intermédiaire d’un second modèle influencé par le courant Zigzag Moderne. Celui-ci est tout aussi conservateur par sa volumétrie, son échelle, ses proportions et son respect de l’alignement sur rue. Il privilégie sa façade principale fortement ornementée avec des motifs géométriques, floraux et en zigzag. Il met à l’honneur le bow-window surmontant les trottoirs, des fenêtres verticales et des escaliers ajourés, mais n’incorpore pas forcément de trifora. Ses différents éléments sont intensément ornés de hauts-reliefs fleuris et cubistes.
Le thème de prédilection de l’Art déco est la rose qui s’intègre aux compositions cubistes et zigzags, à la fois dans les tissus, l’ébénisterie et les façades en béton moulé. Ces hauts-reliefs géométriques peuvent être mesurés en ce qu’ils se limitent à certains cartouches bien cernés comme le décor floral du bâtiment vert de la rue Gouraud. Mais ils peuvent aussi envahir l’ensemble de la façade, comme l’exemple hautement cubiste de Béchoura. Le modèle de la rue Saint-Dimitri est un merveilleux témoignage de la synthèse entre la rose et la géométrie cubiste de l’époque.
Bar table ronde et canapés bibliothèques de l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925 à la fondation Charles Corm Beyrouth.
L’ameublement
Dans les intérieurs des logements, les motifs des tissus de l’époque venaient reprendre les compositions florales, le répertoire géométrique et les inspirations stylisés des arts égyptiens, aztèques ou mayas repris par les décors des façades. Leurs rythmes saccadés et répétitifs traduisaient ceux de la musique de l’époque.
Ici et là, un fauteuil club aux formes profondes faisait face au canapé bibliothèque, entouré de meubles d’appui aux façades galbées. Toute cette ébénisterie extrêmement soignée, épurée et laquée, était fort créative et recherchait l’effet et la valeur de la pièce unique. Certains exemples avaient recours à la marqueterie avec l’incrustation de l’ivoire, de la nacre et parfois de l’or. Par surprise, il est encore possible de tomber sur un Pierre Charrot, Eileen Gray ou Gaston Suisse qui aurait échappé aux ravages de la guerre.
 
Art déco à Achrafié avec une trifora à arc unique et une trifora droite toutes deux subdivisées par la menuiserie. Les fenêtres du premier sont ornées de cadres en zigzags. Photos Amine Jules Iskandar
Commentaires
  • Aucun commentaire