L’éditorial – Courants divergents


Une causerie portant sur le dernier ouvrage de feu l’imam Mohammed Mehdi Chamseddine, Le Testament, a été organisée il y a quelques jours par le Club culturel arabe, dans le cadre de la 65ᵉ session du Salon du livre arabe et international de Beyrouth. Développant sa réflexion sous forme de «recommandations politiques, sociales, culturelles et scientifiques», qui ont fait l’objet d’enregistrements audio transposés en livre après son décès, l’imam Chamseddine présente dans son testament politique – un document de référence unique – sa vision de ce que devraient être le rôle et la ligne de conduite des chiites libanais, et arabes d’une manière générale, dans cette partie du monde qui n’en finit pas d’être en perpétuelle ébullition. Cette initiative du Club culturel arabe de rappeler la pensée de l’imam Chamseddine est de la plus haute importance, et d’une brûlante actualité, à l’ombre des dangers existentiels auxquels est confronté depuis plusieurs années le pays. 

Chef spirituel de la communauté chiite libanaise de 1978 jusqu’à son décès, en janvier 2001, l’imam Chamseddine prônait un islam modéré, ouvert sur le monde et les autres communautés, notamment les chrétiens du Liban. Il s’était prononcé clairement contre le repli identitaire des chiites, rejetant tout comportement réducteur et sectaire de la part de ses coreligionnaires. Il les avait exhortés à œuvrer et à lutter pour faire prévaloir leurs droits et améliorer leurs conditions de vie, mais dans le cadre de leur pays et de la société dans laquelle ils évoluaient.

Cheikh Chamseddine avait appelé sur ce plan les chiites dans les pays arabes à ne pas s’engager dans un projet proprement chiite, mais d’axer leur action dans un cadre spécifiquement national. «Je recommande à mes fils et frères les chiites de l’Imam, dans chacune de leurs patries, dans chacune de leurs sociétés, de s’intégrer dans leurs peuples, dans leurs sociétés et dans leurs patries, de ne pas se distinguer des autres et de ne pas concevoir de projets particuliers les distinguant des autres», soulignait l’imam Chamseddine, avant de poursuivre: «Je leur recommande aussi de ne se laisser entraîner par aucun de ces appels qui tendent à les distinguer des autres (…). Tous ces appels ont été et demeurent un mal absolu qui a énormément nui aux chiites. Les chiites peuvent améliorer leurs conditions de vie à travers leur intégration dans le rassemblement général de la patrie» (…).
En clair, cheikh Chamseddine s’opposait à tout projet transnational revêtant un caractère chiite qui aurait pour effet de placer sa communauté dans une situation conflictuelle et belliqueuse vis-à-vis des autres communautés et composantes de la société.  Il poussera son ouverture envers «l’autre» jusqu’à demander aux chiites d’abandonner définitivement l’idée de l’abolition du confessionnalisme politique, rejetée farouchement par les chrétiens et qu’il prônait lui-même au début de la guerre en brandissant le slogan de la «démocratie du nombre».    
Dans ses recommandations, l’imam Chamseddine reflète un courant de pensée qui diverge sensiblement de celui d’un autre courant chiite qui bouscule et abat les frontières, laissant transparaitre un certain prosélytisme agressif en œuvrant à l’exportation de la Révolution islamique à partir du tremplin, explosif, de Téhéran. La ligne de conduite exposée dans Le Testament ne se limite pas – fait notable – au Liban. Elle rejoint, notamment, le courant défendu par le chef spirituel de la communauté chiite en Irak, l’ayatollah Sistani, qui s’oppose, appuyé en cela par un vaste courant chiite irakien, à tout diktat iranien sur sa communauté, reflétant de la sorte un certain souverainisme face aux visées, tant politiques que religieuses, du puissant pays voisin.
Cette différence d’approche et de vision entre ces deux courants de pensée revêt une importance fondamentale dans les circonstances présentes. L’un de ces courants est en effet le reflet d’une politique de repli identitaire déstabilisatrice et hégémonique à l’échelle de toute la région, alors que le second est rassembleur, ouvert sur «l’autre», respectueux du droit à la différence, soucieux de la préservation de la paix civile. «Vision manichéenne de la situation», lanceront certains avec sarcasme. Peut-être… Mais plus que jamais, le pays du Cèdre a aujourd’hui besoin de s’en remettre aux recommandations, au message et au testament politique de l’imam Chamseddine. Il y va de la survie d’un Liban pluraliste, libéral, attaché aux valeurs humanistes et aux libertés publiques.    
Commentaires
  • Aucun commentaire