Henry Kissinger et le Liban: entre stratégie régionale et théories du complot
 
Le 29 novembre dernier, le monde a fait ses adieux à une figure éminente de la scène diplomatique internationale: Henry Kissinger, décédé à l'âge de 100 ans. Véritable titan de la diplomatie mondiale, il a été un architecte visionnaire des relations internationales, marquant chaque décennie de sa longue carrière par son intelligence exceptionnelle et sa capacité unique à forger des solutions pacifiques aux défis les plus complexes. Sa sagacité diplomatique et son engagement indéfectible envers les consensus en font une figure incontournable, dont l'influence transcende les frontières et les époques.
Parmi les innombrables dossiers complexes qu'a dû traiter Henry Kissinger au cours de sa carrière en tant que secrétaire d'État, celui du Moyen-Orient, et plus particulièrement du Liban, demeure un sujet largement débattu. Entre les mythes qui ont émergé autour de son rôle et la réalité complexe des dynamiques politiques régionales, l'exactitude de la contribution de Kissinger au dossier libanais continue d'alimenter les discussions historiques. Les méandres de sa diplomatie subtile au cours des années 1970, marquées par la crise libanaise, révèlent un homme au cœur des enjeux géopolitiques cruciaux, mais dont la perception demeure sujette à interprétation. Les tensions sectaires et les influences externes au Liban ont constitué un défi considérable, modifiant la nature du rôle d'Henry Kissinger et contribuant à l'énigmatique fascination qui entoure sa carrière diplomatique.
Un contexte historique
En 1975, le Liban plongeait dans une longue guerre civile de quinze ans qui a coûté la vie à au moins 200.000 personnes. Cette guerre a également donné lieu à une occupation syrienne qui a perduré jusqu'en 2005, et a vu l'émergence du Hezbollah, agissant en tant que proxy iranien et perdurant jusqu’aujourd’hui.
Malgré les nombreuses œuvres qui dépeignent Henry Kissinger comme éloigné de la politique au Moyen-Orient au début de l'administration Nixon, déléguant ce portefeuille au secrétaire d'État Bill Rogers et au département d'État, il suivait de près les événements dans la région, en particulier lorsque la stabilité des alliés des Américains semblait menacée, comme ce fut le cas au Liban.
Le gouvernement américain considérait le gouvernement libanais, du moins depuis 1964 sous la présidence de Charles Hélou, comme un allié. Cependant, le Liban, dont le système politique est miné par des dissensions communautaires et religieuses, était profondément divisé depuis son indépendance en 1943. À la suite de la guerre israélo-arabe de 1967, les tensions étaient encore plus vives. La défaite des États arabes a alimenté l'émergence des milices palestiniennes, des groupes militants cherchant à défier directement Israël depuis des États voisins tels que la Jordanie, la Syrie et le Liban.
Un plan Kissinger?
Au Liban, l'héritage de Henry Kissinger est toujours sujet à débat. Nombreux sont ceux qui restent convaincus de l'existence d'un «plan Kissinger». Selon des sources historiques, l'objectif du complot était de pousser les chrétiens du Liban à quitter le pays en y installant des réfugiés palestiniens.
La théorie du «plan Kissinger» ne prend de l’importance qu’à la suite de sa visite au Liban le 16 décembre 1973 (durant laquelle il atterrit à l'aéroport militaire de Riak) et de sa rencontre avec le président de la République Sleiman Frangié. Bien que les informations émanant des proches de l'ancien président libanais ne soient pas confirmées, elles suggèrent que Kissinger aurait avancé une proposition visant à pousser les chrétiens du Liban à émigrer vers des pays occidentaux, sans doute dans le but d’implanter les Palestiniens (notamment l’OLP) et mettre fin à la contestation des territoires occupés.

Ces allégations ont contribué à renforcer la perception d'un dessein «satanique» (selon les médias libanais de l’époque) orchestré par Kissinger, suscitant ainsi un questionnement persistant quant à la nature et aux implications de ses actions au Liban.
Trois ans plus tard, en 1976, la visite de Dean Brown, émissaire américain représentant Henry Kissinger, aurait abordé la question de l’exode chrétien. Selon les milieux chrétiens, il aurait confié au président Camille Chamoun son intention de transférer la population chrétienne libanaise au Canada ou aux États-Unis. Quant aux milieux musulmans, ils soutiennent que son unique objectif était de renforcer la Syrie et les chrétiens, tout en évinçant l'OLP du Liban.
En dépit des rumeurs persistantes et des théories conspirationnistes entourant le prétendu «plan Kissinger», il est largement établi que la priorité du diplomate américain dans la région résidait dans la recherche d'une résolution au conflit israélo-palestinien, et ce afin de préserver l'intégrité de l'État hébreu. Cependant, attribuer à Kissinger l'orchestration délibérée de la «déchristianisation» du Liban demeure sujet à questionnement.
Kissinger, allié de la Syrie de Hafez el-Assad
Les efforts diplomatiques de l’ancien secrétaire d’État ont également été orientés vers la gestion des relations complexes avec la Syrie de Hafez el-Assad. Bien que souvent perçu comme un dirigeant autoritaire, Assad demeurait, aux yeux de Kissinger, un acteur régional responsable et crédible qui tenait ses engagements. Chose qui n’a pas toujours bénéficié au Liban.
La consolidation de la relation de confiance entre le gouvernement américain et Hafez el-Assad atteint son apogée avec la signature et le respect intégral du cessez-le-feu entre Israël et la Syrie, intervenu le 31 mai 1974, sous les auspices de Henry Kissinger. Ce jalon diplomatique majeur a non seulement mis un terme aux hostilités entre les deux nations, mais a également attesté de la capacité de la Syrie à respecter ses engagements internationaux.
Certains analystes avancent l'hypothèse selon laquelle Kissinger aurait donné son approbation à une intervention militaire syrienne au Liban à partir de juin 1976, et qui se soldera par l'occupation par la Syrie d'une grande partie du territoire libanais. Artisan d’une entente informelle appelée «accord Kissinger», le secrétaire d'État américain aurait posé comme condition que l'armée syrienne maintienne une distance minimale de 40 km des frontières israéliennes. Cette condition aurait été respectée par Hafez el-Assad, du moins jusqu'à l'invasion israélienne du Liban en 1982. Certains observateurs estiment que cette posture aurait potentiellement contribué à atténuer l'influence de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) dans le pays.
Henry Kissinger, entre mythes et réalités, subsiste en tant que figure emblématique ayant façonné la diplomatie internationale contemporaine. En tant que titan de la diplomatie moderne, son influence transcende les frontières et entretient toujours des supputations sur d'innombrables conspirations, qu'elles soient vraies ou non.
Aujourd'hui, le monde pleure la perte d'une personnalité exceptionnelle, dont le génie stratégique et la vision politique ont laissé une empreinte indélébile sur les affaires mondiales. Henry Kissinger restera gravé dans les annales de l'histoire, rappelant à chacun la complexité des enjeux diplomatiques et soulignant la nécessité d'une approche nuancée pour comprendre le legs laissé par cet érudit de la politique internationale.
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