Pour Gaza, l’Amérique latine n’est plus l’arrière-cour de Washington

Si les États-Unis ont promis leur traditionnel soutien «indéfectible» à Israël depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier, plusieurs pays latinoaméricains ont entrepris des actions diplomatiques et politiques en dissonance avec Washington. Décryptage.
La guerre de Gaza, qui fait rage depuis le 7 octobre entre Israël et le Hamas, a eu des retombées diplomatiques et géopolitiques qui se sont manifestées bien au-delà du Proche-Orient et qui ont même atteint les pays d’Amérique latine, jadis considérés comme l’arrière-cour de Washington en matière de politique étrangère. Le conflit de Gaza a apporté de nouvelles donnes sur ce plan. Vendredi dernier, le Honduras a été ainsi le troisième pays latinoaméricain, après la Colombie et le Chili, à rappeler son ambassadeur en Israël (tout en maintenant les relations diplomatiques). La Bolivie, pour sa part, est allée plus loin: elle a rompu carrément toute relation avec l’État hébreu le 31 octobre.
Les réactions latinoaméricaines au siège imposé actuellement par Israël à Gaza vont bien au-delà du poids de l’Histoire qui avait jusqu’à présent dicté la diplomatie des pays d’Amérique latine concernant le conflit israélo-palestinien.
La diplomatie latino-américaine vis-à-vis du conflit du Proche-Orient a traditionnellement divisé, depuis 1948, les pays concernés en trois blocs, avec des évolutions au niveau de l’alignement au gré des changements de régimes politiques, en particulier pendant la Guerre froide. La plupart des pays d’Amérique latine, à l’exception du Panama, entretiennent aujourd’hui des relations diplomatiques directes avec l’État de Palestine.
Le premier bloc comprend les régimes de droite qui s’alignent sur les États-Unis. Aujourd’hui, ce bloc comprend des pays comme le Guatemala, le Paraguay, le Panama, le Salvador et la Colombie, bien que ces deux derniers pays aient modifié leur position depuis 2022.
Le deuxième groupe se compose de pays qui critiquent «l’impérialisme américain». Ce groupe, dirigé par l’axe «bolivarien», comprend le Venezuela, Cuba et le Nicaragua.
Le troisième et dernier groupe comprend des nations non alignées, généralement favorables à des solutions basées sur le droit international humanitaire mais aussi sur les accords d’Oslo. Le Mexique, guidé par sa doctrine Estrada de non-intervention en dehors du cadre de la légalité internationale, appartient à cette catégorie.
Cependant, le conflit actuel entre Israël et le Hamas, ainsi que le siège de Gaza, ont perturbé cette division traditionnelle. Cela incite à examiner comment l’Amérique latine, autrefois considérée comme l’«arrière-cour» des États-Unis, exprime désormais une voix diplomatique plus nuancée et indépendante, qui ne se limite plus à soutenir ou à s’opposer à la politique étrangère de Washington.
La vague rose

Plusieurs facteurs expliquent pourquoi les nations d’Amérique latine expriment de plus en plus des positions indépendantes, voire contradictoires, par rapport à la diplomatie américaine. En 2022, une «vague rose» a balayé le continent à mesure que le Chili, la Colombie et le Honduras sont passés de gouvernements de droite à l'élection de présidents aux orientations de gauche affirmées: il s’agit respectivement de Gabriel Boric, Gustavo Petro et Xiomara Castro. Bien que ces gouvernements n’adoptent pas une position «anti-impérialiste» comme le Venezuela ou le Nicaragua vis-à-vis des États-Unis, ils contestent l’hégémonie américaine, comme le soutien inébranlable à Israël. Ils se prononcent plutôt en faveur de l’importance du droit international et de la légitimité de l’autodétermination des nations.
De plus, au cours de sommets interaméricains, certains pays d’Amérique latine expriment une rhétorique plus marquée, que ce soit en présence des États-Unis ou non, et utilisent même la tactique de la chaise vide dans leurs relations avec Washington. Le président chilien Gabriel Boric, par exemple, a condamné les bombardements incessants de Gaza par Israël lors d’une réunion bilatérale avec son homologue américain, Joe Biden, déclarant que c'était «inacceptable».
Justifier la «mano dura»
Le deuxième phénomène est l'émergence de gouvernements ultralibéraux et nationalistes-conservateurs qui étaient autrefois de fervents partisans de la politique américaine dans la région, mais qui se sont maintenant éloignés de Washington. Le Salvador, dirigé par le président Nayib Bukele, illustre cette tendance. Bukele, descendant d’un immigrant palestinien antérieur au mandat britannique, dirige un pays qui accueille la deuxième plus grande communauté palestinienne d’Amérique latine, derrière le Chili. Bien qu’il ait été précédemment aligné sur les États-Unis pendant l’ère de Donald Trump, Bukele adopte aujourd’hui des positions politiques non conventionnelles, qui ne correspondent pas nécessairement à la politique étrangère américaine.
En ce qui concerne le conflit actuel entre Israël et le Hamas, le président Bukele a utilisé Twitter pour décrire le Hamas comme des «bêtes sauvages» qui ne «représentent pas les Palestiniens». Cependant, il s’abstient d’afficher un soutien inconditionnel à Israël ou à la politique étrangère de Washington. Au contraire, il établit une comparaison avec des problèmes nationaux, citant l’éradication des gangs au Salvador, en particulier le MS13, qui terrorisait auparavant les communautés d’Amérique centrale. La perspective de Bukele suggère que soutenir les «bonnes personnes» et isoler les «mauvaises personnes» est la clé du progrès, comparant la question du Hamas à la lutte salvadorienne contre les gangs violents.
La guerre contre les gangs menée en 2022 par le président Bukele a été décriée par la communauté internationale, notamment par l’administration Biden-Harris, pour les atteintes portées aux droits de l’Homme. La vaste opération militaire au cours de laquelle l’armée et les forces de sécurité ont occupé le terrain et les quartiers autrefois dominés par les maras (les deux principales, la Mara Salvatrucha et la Mara 18), a permis de pacifier, selon des méthodes discutables sur le long terme, le pays, et de faire drastiquement chuter les chiffres de la violence. Cette comparaison entre le Hamas et les maras (qualifiés de terroristes par le gouvernement du Salvador) est donc une validation de la politique de mano dura (poigne de fer) de Bukele.
Cependant, cette position ne signifie pas un soutien explicite à Israël ou à la politique étrangère américaine. La réputation de Bukele, marquée par de bonnes relations avec l’administration Trump, contraste avec son attitude moins amicale envers le gouvernement Biden. Il cherche également à distancier le Salvador des États-Unis en introduisant le Bitcoin comme monnaie nationale et en renforçant ses liens avec la Chine. La position de Bukele sur le conflit Israël-Palestine reflète principalement son intention de démarquer le Salvador des États-Unis tout en justifiant ses politiques nationales.
Au-delà de l’«arrière-cour»
La réponse de l’Amérique latine au conflit de Gaza, et à l’issue du conflit israélo-palestinien en général, doit donc être examinée à travers trois facteurs clés: la résurgence de gouvernements de gauche dans la région, le déclin de l’influence des États-Unis au profit de la Chine et d’autres acteurs, et la détermination croissante des nations latino-américaines à affirmer une voix diplomatique qui dépasse l’hégémonie américaine.
Le conflit Israël-Hamas a ainsi provoqué des réactions diplomatiques sans précédent en Amérique latine. Il démontre que la région, autrefois perçue comme une «arrière-cour» passive sous influence américaine, exprime désormais une position diplomatique plus autonome, diversifiée et indépendante, remettant en question la domination historique des voix occidentales, reflétant d’ailleurs sur ce plan un phénomène déjà observé en Afrique.
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