©Le chef d’œuvre de Rembrandt, datant de 1642, La Ronde de nuit.
Le chef-d’œuvre de Rembrandt, datant de 1642, qui représente le portrait de groupe d’une compagnie de mousquetaires formant une milice bourgeoise sous le commandement de Frans Banning Cocq, a été mis en ligne par le Rijksmuseum depuis le 3 janvier 2022. Ce tableau est notamment connu pour s'assombrir inexorablement avec le temps, en raison d'un apprêt au bitume de Judée, d'où le nom de La Ronde de nuit qui lui a été donné au XIXe siècle.
Pénétrons dans le tableau: coups de pinceau, minuscules fissures à la surface de l’œuvre et petites particules de pigment donnent à voir, à portée de regard, la technique de Rembrandt. Une plongée absolument fascinante désormais possible grâce au dispositif mis en place par le musée.
Je voudrais aujourd’hui saisir l’occasion de ce qui nous est proposé pour suggérer le trajet contraire: celui qui nous prend de la surface du tableau à cet espace dans lequel nous nous tenons quand nous le regardons dans sa globalité, pour le contempler, tel qu’il a toujours été contemplé, à travers sa noirceur et sans doute aussi grâce à elle. Refaisons donc ces quelques pas en arrière qui nous restituent le tableau dans son mystère. Qu’est-ce qu’on y voit?
Un sujet militaire d’abord, comme le désigne le titre. Le tableau est destiné à orner la grande salle du premier étage de la Maison des arquebusiers, siège de la milice. Les grandes dimensions du tableau l’inscrivent dans le registre de la peinture d’histoire (387 x 500 cm pour l’original, 363 x 437 cm après que les dimensions aient été réduites). Les personnages sortent d’un bâtiment qui ressemble à un fort. On distingue le drapeau de la compagnie ainsi que de nombreuses armes dont sont munis, çà et là, quelques personnages. Au premier plan et dans la lumière, le commandant et son lieutenant constituent le point de mire de la composition. Les autres figures s’organisent autour d’eux.
L’agencement des différents éléments est toutefois assez hétéroclite et désordonné, trop sans doute pour un sujet militaire. On y voit des soldats certes (aux allures assez dégingandées il faut le reconnaître, n’était-ce le port d’armes), mais aussi un nain, des enfants, des animaux et une petite fille, dans un ensemble qui évoque bien plus une ronde enfantine qu’une ronde de nuit. La composition est assez éclatée. Les personnages ont des gestes qui indiquent des directions différentes. Les regards, aussi, sont orientés dans diverses directions. On assiste à une multiplication des objets et une multiplication des actions qui n’ont d’égale que la multiplication des obliques constituant les lignes de force. Tout cela dans une construction qui suggère bien plus le désordre dionysiaque que l’ordre apollinien. Une célébration, peut-être. D’ailleurs le tambour militaire côtoie joyeusement arquebuses, pertuisanes et mousquets. L’éclairage est théâtral, la texture des habits les apparente à un costume de scène.
Effectivement étonnant pour un sujet à la gloire d’une compagnie de milices. Ou peut-être pas tant que cela, si l’on considère que Rembrandt a fait deux tableaux en un seul. Ou même trois. Rembrandt aurait infusé, ici et là, des éléments de son roman familial, faisant de ce portrait de groupe de la milice bourgeoise une grande réunion de famille. Dans ce portrait familial en négatif, le personnage de la petite fille (ou de la jeune fille?), dit-on, serait une représentation symbolique de Saskia, son épouse qui meurt la même année de phtisie, et de laquelle il eut quatre enfants: Titus qui nait en 1641, soit un an avant la date de ce tableau, et trois qui meurent à leur naissance. Rembrandt les fait grandir, comme s’ils avaient réellement vécu. Saskia y apparaît comme un personnage décalé, par son habit, son âge, son sexe, un être surnaturel ou le fantôme qu’elle est déjà, dans ce tableau où se lit sa mort prochaine. Tout en la nimbant, et par conséquent tout en la désignant, la lumière crée paradoxalement le trou noir du tableau, ou un trou lumineux, ouvert à toutes les interprétations. D’où, au final, la dimension poétique de ce titre qui nous place bien plus dans le registre nocturne et onirique et qui s’est constitué dans la durée, comme se constituent les grandes œuvres, en vieillissant.
Il reste donc cette dimension métapicturale où le tableau parle de lui-même: à travers son titre, il se raconte et nous invite à plonger dans les couches superposées de son histoire. Le spectateur devient à ce titre un personnage essentiel de ce tableau. C’est vers lui, d’ailleurs, que s’avancent le commandant Cocq et son lieutenant, ainsi que tous ceux qui viennent à leur suite. C’est lui aussi, peut-être, qu’ils montrent en conversant. L’arme du lieutenant, elle aussi, fait signe vers lui, prête à traverser la toile. Et c’est peut-être de chez lui que provient cette étrange lumière. Car ce dont il est question, finalement, que l’on contemple La Ronde de nuit dans sa globalité ou dans ses détails, c’est de la réception d’une œuvre dans le temps.
Pénétrons dans le tableau: coups de pinceau, minuscules fissures à la surface de l’œuvre et petites particules de pigment donnent à voir, à portée de regard, la technique de Rembrandt. Une plongée absolument fascinante désormais possible grâce au dispositif mis en place par le musée.
Je voudrais aujourd’hui saisir l’occasion de ce qui nous est proposé pour suggérer le trajet contraire: celui qui nous prend de la surface du tableau à cet espace dans lequel nous nous tenons quand nous le regardons dans sa globalité, pour le contempler, tel qu’il a toujours été contemplé, à travers sa noirceur et sans doute aussi grâce à elle. Refaisons donc ces quelques pas en arrière qui nous restituent le tableau dans son mystère. Qu’est-ce qu’on y voit?
Un sujet militaire d’abord, comme le désigne le titre. Le tableau est destiné à orner la grande salle du premier étage de la Maison des arquebusiers, siège de la milice. Les grandes dimensions du tableau l’inscrivent dans le registre de la peinture d’histoire (387 x 500 cm pour l’original, 363 x 437 cm après que les dimensions aient été réduites). Les personnages sortent d’un bâtiment qui ressemble à un fort. On distingue le drapeau de la compagnie ainsi que de nombreuses armes dont sont munis, çà et là, quelques personnages. Au premier plan et dans la lumière, le commandant et son lieutenant constituent le point de mire de la composition. Les autres figures s’organisent autour d’eux.
L’agencement des différents éléments est toutefois assez hétéroclite et désordonné, trop sans doute pour un sujet militaire. On y voit des soldats certes (aux allures assez dégingandées il faut le reconnaître, n’était-ce le port d’armes), mais aussi un nain, des enfants, des animaux et une petite fille, dans un ensemble qui évoque bien plus une ronde enfantine qu’une ronde de nuit. La composition est assez éclatée. Les personnages ont des gestes qui indiquent des directions différentes. Les regards, aussi, sont orientés dans diverses directions. On assiste à une multiplication des objets et une multiplication des actions qui n’ont d’égale que la multiplication des obliques constituant les lignes de force. Tout cela dans une construction qui suggère bien plus le désordre dionysiaque que l’ordre apollinien. Une célébration, peut-être. D’ailleurs le tambour militaire côtoie joyeusement arquebuses, pertuisanes et mousquets. L’éclairage est théâtral, la texture des habits les apparente à un costume de scène.
Effectivement étonnant pour un sujet à la gloire d’une compagnie de milices. Ou peut-être pas tant que cela, si l’on considère que Rembrandt a fait deux tableaux en un seul. Ou même trois. Rembrandt aurait infusé, ici et là, des éléments de son roman familial, faisant de ce portrait de groupe de la milice bourgeoise une grande réunion de famille. Dans ce portrait familial en négatif, le personnage de la petite fille (ou de la jeune fille?), dit-on, serait une représentation symbolique de Saskia, son épouse qui meurt la même année de phtisie, et de laquelle il eut quatre enfants: Titus qui nait en 1641, soit un an avant la date de ce tableau, et trois qui meurent à leur naissance. Rembrandt les fait grandir, comme s’ils avaient réellement vécu. Saskia y apparaît comme un personnage décalé, par son habit, son âge, son sexe, un être surnaturel ou le fantôme qu’elle est déjà, dans ce tableau où se lit sa mort prochaine. Tout en la nimbant, et par conséquent tout en la désignant, la lumière crée paradoxalement le trou noir du tableau, ou un trou lumineux, ouvert à toutes les interprétations. D’où, au final, la dimension poétique de ce titre qui nous place bien plus dans le registre nocturne et onirique et qui s’est constitué dans la durée, comme se constituent les grandes œuvres, en vieillissant.
Il reste donc cette dimension métapicturale où le tableau parle de lui-même: à travers son titre, il se raconte et nous invite à plonger dans les couches superposées de son histoire. Le spectateur devient à ce titre un personnage essentiel de ce tableau. C’est vers lui, d’ailleurs, que s’avancent le commandant Cocq et son lieutenant, ainsi que tous ceux qui viennent à leur suite. C’est lui aussi, peut-être, qu’ils montrent en conversant. L’arme du lieutenant, elle aussi, fait signe vers lui, prête à traverser la toile. Et c’est peut-être de chez lui que provient cette étrange lumière. Car ce dont il est question, finalement, que l’on contemple La Ronde de nuit dans sa globalité ou dans ses détails, c’est de la réception d’une œuvre dans le temps.
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