La ‘résilience’, l’autre hymne national

‘Résilience’, la religion numéro 19 des Libanais, à côté des 18 autres communautés religieuses. Mais celle-là est œcuménique, elle unifie tout ce fatras, en se traduisant d’ailleurs dans le sens positif comme négatif.
Pour ne pas s’embrouiller dans ces idées oiseuses, expliquons-nous d’une façon claire, en commençant par la définition du vocable selon le dictionnaire: "Capacité à survivre, à se développer en surmontant les chocs traumatiques, l’adversité." Ça tombe bien, on n’a eu que ça depuis quatre ans, octobre 2019. Et ce n’était que la dernière fournée des traumatismes, après tant d’autres, depuis… toujours.
Le plus drôle est que le terme appartient à l’origine aux sciences physiques, et calcule spécifiquement la résistance des métaux aux chocs et leur seuil de rupture (exprimé en joules par cm2). On ne pouvait avoir meilleure analogie. Voilà cinq millions d’énergumènes, endurcis et métallisés à force de subir des chocs, qui calculent inconsciemment leur résistance aux adversités, en nombre de tracas par jour ouvrable au carré.
Passons maintenant à quelques applications de cette résilience et à quel point elle a réussi à se greffer en quatre ans de chocs traumatiques.
- L’industrie a plutôt réussi sa résilience en couvrant par une production ciblée une panoplie de produits qui étaient majoritairement importés. C’est surtout vrai pour l’alimentaire, les alcools, les produits d’hygiène, les médicaments… Sa part de marché a presque doublé sur ces secteurs. On a eu pour la première fois des dentifrices libanais, des camemberts, plusieurs whiskies, en guise d’exemples. Un peu moins pour les habits, les meubles et autres équipements.
- Le commerce a fait preuve aussi d’une grande souplesse, en diversifiant les produits, proposant des entrées de gamme, puis en multipliant les sources d’importation. La concurrence, même si elle n’est pas parfaitement réglementée, a fait son effet. Mais la contrebande reste une plaie ouverte, d’autant qu’elle est protégée par les hauts officiels.
- Le secteur touristique a eu la vie dure pendant des années, une période en montagne russe déconseillée aux défaillants cardiaques, entre Covid, 4 août, et crise bancaire. Des downsizings suivis de fermetures par centaines, suivies de nouveaux concepts plus adaptés, puis retour à des formules pré-crise. Les gens du métier méritent un oscar d’audace, dans un business risqué à la base.

- Côté finances, c’est le calme plat dans les activités bancaires, des flatliners au moniteur de l’électrocardiogramme. Ce qui est normal, car le secteur ne pouvait s’accommoder de la situation pour deux raisons. D’abord l’activité bancaire principale est unidimensionnelle: recevoir des dépôts et proposer des crédits. Elles ne peuvent, comme dans un restaurant, troquer le saumon contre des falafels, ou réorienter leurs services vers le conseil en aquaculture. Puis, elles dépendent d’une autorité supérieure pour leur activité, la BDL d’abord, puis le Parlement pour les lois. Les taxer de zombies, même si l’analogie est tentante, relève de la mauvaise foi, assortie d’une bonne dose d’ineptie.
- Mais, à la place, les initiatives de services financiers et parabancaires ont foisonné avec une vitesse ahurissante. Proposant des transferts, des cartes de paiement, des wallets, des services de gestion du cash. De Whish, au Purpl, à OMT, à BOB, aux émules de PayPal… une dizaine d’acteurs se sont développés et ont même essaimé ailleurs.
- L’immobilier, par contre, a bloqué après une mini-euphorie au début de la crise pour se débarrasser des lollars bancaires. La résilience là a été limitée parmi les professionnels du secteur. Pourtant, des niches sont disponibles: rénovations, transformation d’espaces, crédit-bail (location avec option d’achat)… Certains ont trouvé leur bonheur ailleurs, à Chypre, en Grèce, en Espagne, à Dubaï, généralement avec succès.
- Pour tous ces secteurs, il y a aussi des facteurs communs. Le premier est que les anciens crédits bancaires ont été liquidés à peu de frais, ce qui est positif pour les endettés et négatif pour les banques et les déposants. Mais on n’a rien sans rien: il n’y a plus de nouveaux crédits actuellement, ce qui bloque l’immobilier, les gros achats, et les investissements. À la place, on a droit à une bonne dose de blanchiments; avec l’économie de cash, c'est inévitable.
- L’État enfin fut si loin de la résilience qu’on en voit à peine des reliquats en décomposition avancée… mais, attention, pas les gens de l’État. Ceux-là se sont vite accommodés de la situation pour poursuivre leur sac. Il ne faut pas croire que c’était facile car, avec la pénurie de ressources financières, on a dû racler les fonds des marmites. Autre entrave, la plupart des départements fonctionnent désormais grâce aux aides des organismes étrangers, ce qui complique la situation car ceux-ci appliquent un audit tatillon sur les projets qu’ils financent.
Pour perpétuer la débauche, chaque département a dû faire preuve d’inventivité à travers une pratique qui a fait ses preuves par le passé: multiplier les réglementations, les formalités, les autorisations, d’import, d’export, d’énergie solaire, d’internet, de rénovation… plus un dopage des factures d’électricité, de télécoms pour un service de moins en moins performant.
Autant de moyens de résilience que les officiels ont dû inventer pour ne pas interrompre leur trafic, leur raison d’être. Il y avait urgence, car ils risquaient sérieusement de perdre la main, une réputation reconnue, et un rang mondial à protéger.
nicolas.sbeih@icibeyrouth.com
Commentaires
  • Aucun commentaire