Perspectives de vie très chère

Si vous avez l’impression que la vie est de plus en plus chère tous les jours, maintenant vous pouvez y coller un chiffre: les prix en LL, depuis octobre 2019 et jusqu’en juin 2023, ont été multipliés par 46. C’est ce que le dernier bulletin hebdomadaire de la Bank Audi a montré, en compilant les chiffres du cabinet le plus sérieux de la ville, Consultation & Research Institute (CRI).
CRI calcule depuis des décennies cet indice qui a la réputation d’être plus précis que celui de l’autre seule source dans ce domaine, l’étatique Administration centrale de la statistique.
Quant aux sources étrangères, qui ont toujours placé Beyrouth parmi les villes les plus chères, elles sont peu fiables. Leurs méthodes sont tellement standardisées qu’elles passent à côté de la réalité. La réalité d’un pays qui ne suit aucun standard connu, aucune théorie statistique enseignée dans aucun cours universitaire. 
Le bulletin de la Bank Audi ne donne pas plus de détails sur l’évolution par type de produits/services sur quatre ans. Mais il est évident que ce chiffre est une moyenne et toutes les classes de produits/services n’ont pas subi exactement le même sort.  
Ceci dit, essayons de voir un peu au-delà, pour faire passer la pilule qui vous est restée dans la gorge :
- D’abord, rappelons que le dollar, lui, a été multiplié par 60 depuis octobre 2019. Ce qui fait que ceux qui ont un revenu fixe en dollars ont gagné en pouvoir d’achat, puisque leur revenu en LL a été multiplié par 60, alors que les prix ne l’ont été que par 46.  En corollaire, on peut calculer le gain ou la perte du pouvoir d’achat de chacun en comparant la progression de son revenu réel en LL par rapport à ce chiffre référence de 46. C’est la théorie de la relativité appliquée à notre adversité.
- Puis ce chiffre de 46 n’est qu’une moyenne, et donc tout le monde n’a pas subi, ou n’avait pas à subir toute la cherté. ‘’N’a pas subi’’ car cela dépend des besoins de consommation de chaque ménage: avec ou sans enfants, état de santé, éloignement du domicile, etc. Quelqu’un qui habite à Ajaltoun (800 m) doit subir une surcharge de consommation d’énergie, alors que c’est l’un des produits qui a le plus enchéri, entre essence, carburant de chauffage, et électricité.
- Ensuite tout le monde ‘’n’avait pas à subir’’ toute la cherté, car chacun avait le choix de modifier ses habitudes de consommation. Mais expliquons d’abord comment fonctionnent ces études de marché. Le cabinet a un même panier de produits et de services dont il suit les prix mois après mois, tout en l’adaptant quand même pour prendre en considération de nouveaux types de produits/services. Sauf que les ménages, eux, n’achètent plus nécessairement les mêmes produits qu’avant.

- Supposons que la liste des dépenses d’un ménage lambda comportait un Nescafé Gold, un whisky Chivas, une assurance tous risques, une scolarité à Jamhour, et une spécialisation à l’AUB (en réalité le CRI prend plusieurs produits du même type, mais on tente de simplifier l’affaire).
Un ménage qui consommait ces produits en 2019 peut avoir basculé sur le café Tchibo, le whisky Glenbey, une assurance contre tiers, une éducation dans une petite école de quartier, et une licence à l’Université Phoenicia. Ces produits ont certes enchéri entretemps, mais le ménage a su limiter la casse, en pestant contre les mafias du pouvoir. Histoire de contrôler la tension artérielle.
- Maintenant, pour l’avenir, que va-t-il se passer? Les prix vont encore monter, lentement, pour rattraper le dollar s’il reste fixe. Sinon, l’écart va persister.  Et il va falloir un jour calculer aussi un indice des prix en dollars.
- Reste que les disparités sociales vont s’accroître jusqu’à devenir indécentes. Tout le monde ou presque a été touché par la crise, à commencer par la classe moyenne. Les fonctionnaires en faisaient majoritairement partie. Maintenant, ils sont parmi les plus lésés avec leurs maigres salaires multipliés par 7.
En réalité, le plus simple pour eux est de s’en aller au plus vite, pendant qu’il est encore temps, à moins qu’ils bouclent leurs fins de mois en se servant dans la caisse ou en exigeant des dessous de table. Victimes d’un État fantomatique, ils n’ont plus d’employeur pour les sortir de l’impasse. Et il ne faut pas rêver, grève perpétuelle ou pas, cela ne va pas s’améliorer.
- Il y a quelques jours, Saadé Chami publiait justement un pamphlet dans lequel il s’inquiétait, bizarrement, pour la classe moyenne. Avec tout le respect qu’on doit aux opinions contraires, et à la schizophrénie, on rappelle que son légendaire ‘plan de redressement’ condamnait à perpétuité la classe moyenne.
Alors que ce plan faisait des promesses, un peu vagues, aux déposants qui ont moins que 100.000 dollars, il laisse peu d’espoir aux autres vilains riches. Or, entre 100.000 et 500.000 dollars de patrimoine accumulé, c’est le niveau type de la classe moyenne. 
Ceci dit, il ne faut quand même pas être trop matérialiste. Louis XVIII avait justement le sens de l’humour: ‘’Je n'ai aucun respect pour l'argent. Mis à part son pouvoir d'achat, il est totalement inutile en ce qui me concerne.’’
nicolas.sbeih@icibeyrouth.com
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