La question libanaise a souvent été perçue comme un fardeau pour la France et c’est à se demander si le prestige qu’elle en tirait, au titre de «protectrice» des chrétiens d’Orient, en valait la chandelle.
«Nous protégerons, s’il y a lieu, les gens du Liban (1) contre l’Égypte, comme nous les protégions jadis contre les pachas de la Porte. Mais pour cela, point de révoltes, point de rêves d’indépendance.» Ainsi s’exprima Desages, directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères, quand il s’adressa, le 7 juillet 1840, à Cochelet, consul général de France à Alexandrie. Les chrétiens du Mont Liban s’étaient soulevés, de même que leurs voisins druzes et chiites, contre l’occupant égyptien (3) soutenu qu’il était par la monarchie de Juillet.
Il est indispensable de rappeler cet épisode de l’histoire compliquée de la France en Orient, maintenant que M. Jean-Yves Le Drian a effectué un bref passage chez nous, dans le but de débloquer la crise institutionnelle. À l’issue de cette seconde visite, sur laquelle certains ont beaucoup compté pour sortir le pays de l’ornière, le représentant personnel du président français a appelé ses interlocuteurs à «une rencontre au Liban qui se tiendrait en septembre». C’est qu’il en faut des conciliabules et des symposiums pour fignoler le profil du prochain chef d’État! Cette rencontre serait suivie, d’après les sources diplomatiques françaises, d’un «scrutin ouvert» au Parlement, M. Le Drian ayant noté une ouverture constructive desdits interlocuteurs vis-à-vis de cette «approche concrète». Donc si tout va bien, une troisième visite. Et peut-être même une quatrième…
Adolphe Thiers était de la partie
Mais revenons à 1840 où, non seulement le Mont Liban était empêtré dans une crise mais également la France qui, du fait de son interventionnisme, s’était trouvée isolée face aux nations de l’Europe. Comme à la fin de l’épopée napoléonienne! Par ailleurs, sur la scène du Proche-Orient, ses intérêts en tant que nation étaient plombés par son obligation d’assurer la protection de ses chers chrétiens libanais; or ces derniers s’étaient soulevés, comme mentionné plus haut, contre les troupes égyptiennes d’Ibrahim pacha qu’appuyait le gouvernement de Louis-Philippe. Et comme aujourd’hui, il s’était avéré difficile à ces messieurs de Paris de faire entendre raison à leurs protégés; c’est qu’ils étaient appuyés en sous-main par certains Frangi ou Levantins, qui avaient pris fait et cause pour les rebelles.
Adolphe Thiers, président du Conseil, était intervenu en personne pour faire à ses agents consulaires les représentations qui s’imposaient. Il donna instruction, le 29 juillet 1840, au même Cochelet, de remplacer Prosper Bourée, le consul français à Beyrouth, et, stigmatisant le rôle de ce dernier, il déclara: «Je vois qu’il s’est formé à Beyrouth une coterie de jeunes Français et d’étrangers, qui trouvent les insurgés du Liban fort intéressants, ce qui peut être et qui dans cette vue, veulent les encourager et les soutenir. M. Bourée a eu la sottise d’entrer dans ces idées; il m’a proposé de former dans le Liban une principauté chrétienne, relevant de la France et, entraîné par ces ridicules visions, il a failli tout compromettre.» (4)
Adolphe Thiers à l'époque où il se plaignait de la coterie.
L’enjeu vaut-il la chandelle?
D’où l’interrogation lancinante: Les intérêts politiques, économiques ou stratégiques de la France ont-ils jamais coïncidé avec ses obligations sécuritaires dues aux minorités religieuses du Levant? Beau sujet de thèse académique qui mérite plus qu’une réponse à la va-vite!
Oserai-je avancer que jamais lesdits intérêts n’ont été concordants avec le devoir de protection mis à la charge de la fille aînée de l’Église, sauf peut-être lors d’un court moment à l’époque du général Gouraud et dans sa foulée immédiate? La question libanaise a souvent été un fardeau pour la France et c’est à se demander si le prestige qu’elle en tirait, au titre de «gardienne» des chrétiens d’Orient, en valait la chandelle.
Poussons un peu loin le bouchon: La France irait-elle, en considération de ses intérêts régionaux, jusqu’à se délester de ce poids qui l’empêche de nouer les alliances qu’une saine diplomatie imposerait? Si le pays de saint Louis et de Napoléon a lâché les pieds-noirs en Algérie, qu’est-ce qui l’empêcherait de faire de même en Méditerranée orientale? À cela plusieurs raisons, mais je n’en relèverai qu’une seule: c’est qu’il y a en France et depuis Louis-Philippe semble-t-il, un parti libanais. Le Liban est dans l’opinion publique quasiment une affaire interne à l’Hexagone et tout gouvernement de la République doit la prendre en considération.
Ce ne sont pas les énarques au pouvoir qui tiendraient mordicus au pays du Cèdre; ceux-là, du moins une partie d’entre eux, peuvent ne voir les intérêts de leur pays qu’à travers le prisme des comptes de pertes et profits, des amortissements dégressifs, ou de la loi des rendements décroissants. Je ne parle pas d’eux! Je parle de la République des lettres et du pays profond, celui de la littérature. Que le Liban soit lâché pour «trente deniers», et vous verrez sur la brèche Daniel Rondeau (5), le RP Bernard Gillibert, Frédérique Deniau, Henry Laurens, Pierre Delvolvé, Philippe de Villiers, André Bercoff, Charles Villeneuve, Renaud Girard, Philippe Goujon, etc. (6) Et j’en passe et des meilleurs (7).
Le gouvernement français qui abandonnerait le Liban à son sort aurait affaire à forte partie, «à une coterie», se serait exclamé M. Thiers. Et quelle coterie!
Ni le président français, ni son envoyé personnel ne l’ignorent. D’où les dernières gesticulations…
Comte Émile Desages point de révoltes point de rêves d'indépendance.
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- Les «gens du Liban» étant en l’espèce ses Chrétiens et principalement les maronites.
2- Cf. François Charles-Roux, Thiers et Méhémet-Ali, Paris, 1951, p. 83.
3- Et son allié l’émir Bachir II.
4- François Charles-Roux, op.cit., p.109.
5- Daniel Rondeau, Chronique du Liban rebelle, 1988-1990, Grasset, 1991. Un livre de colère et de honte. Colère et honte devant l'incohérence de cette fameuse «politique arabe» de la France, toujours prête à plier devant le chantage et le terrorisme quand elle ne renie pas les engagements que l'amitié, la culture et la raison demandaient d'honorer».
6- Qui ne se souvient de l’épisode où des Français avaient bravé les obus syriens pour apporter leur soutien à la rébellion du général Michel Aoun, à une époque où on pouvait encore croire en ce dernier. Pour «partager symboliquement le sort de tout un peuple», une cinquantaine de personnalités françaises avaient postulé pour la citoyenneté libanaise.
7- On ne m’en voudra pas de ne pouvoir citer les noms de tous les amis français du Liban. Des pages entières n’y suffiraient pas.
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