Notre Pacte national de 1943 a fait des émules en Irak, mais c’est au Liban qu’il a perdu en attractivité. La formule qui avait servi de cadre normatif au vivre-ensemble libanais tant célébré, n’est plus adaptée au contexte. Et si nous trouvions autre chose!
Daniel Beresniak, essayiste, se gaussait du Pacte national de 1943 qui, en dépit de sa singularité, était présenté comme une formule des plus habiles pour gérer les sociétés multiconfessionnelles et faire régner l’équilibre entre communautés irréductibles. Républicain et jacobin intransigeant, cet observateur se demandait comment, dans notre pays, tout était régi par des quotas religieux. Dans son indignation légitime, il s’écriait qu’au Liban «on ne devient pas ministre, député, juge ou directeur d’école par compétence, on le devient par clientélisme religieux […]. Voilà ce qui arrive lorsque les institutions reconnaissent la primauté de l’appartenance communautaire sur l’individu.» (1)
Mais cette formule de partage du pouvoir, pour discutable qu’elle fût, avait du bon, semble-t-il. À telle enseigne que ses promoteurs ont fait des émules dans l’Irak libéré de Saddam, qui, pour se tirer d’affaire, l’a adoptée à défaut d’autres issues de secours. En «Mésopotamie», le président de la République est désormais un Kurde, le président de la Chambre un sunnite et le président du Conseil des ministres un chiite. Ce régime de la troïka, j’en conviens, peut passer pour ridicule et aberrant aux yeux d’un laïciste, mais, à défaut de mieux, il peut servir d’échappatoire sinon de solution temporaire à des crises récurrentes au niveau de l’exercice de l’autorité. Il peut, en tout état de cause, instaurer un semblant d’état de droit; ce qui est préférable à la perduration d’un état de belligérance interconfessionnelle, larvé ou manifeste, qui remonterait à Karbala en l’an 61 ou aux massacres intercommunautaires à Bagdad en l’an 444 de l’Hégire (2).
Le Liban aurait-il trouvé la réponse à la question de savoir comment gérer les différences? Notre formule magique pourrait-elle régler la question du Kosovo par exemple, ou celle de Sarajevo en Bosnie-Herzégovine?
Entre le vivre-ensemble et la liberté nous choisirons toujours la liberté.
Le vivre-ensemble, rien qu’un pis-aller
Reprenons au point de départ: en tant que personnes participant à la conduite de affaires de la cité, nous ne sommes pas que des citoyens atomisés socialement. Que certains d’entre nous aient été largement sécularisés et convertis en individus autonomes ne gomme nullement le fait que les Libanais, dans leur écrasante majorité, n’ont toujours pas répudié leur appartenance communautaire ni l’identité quasi-indélébile qui en découle. Cette identité est généralement acquise par l’individu à sa naissance; elle lui est transmise par osmose ou immersion dans le groupe auquel il appartient. Et pour avoir été façonnée par des siècles de brassage humain autant que par des conflits sanglants dont le souvenir se perpétue dans les mémoires collectives, cette identité caractérise nos concitoyens et les différencie les uns des autres.
À l’âge de la mondialisation, du métissage des cultures et de la transparence, il n’est pas sain d’occulter le fait que la convivialité historique, tant vantée entre collectivités diverses, fut émaillée d’incidents où la discrimination le disputait à la persécution. Et cette amère constatation vaut pour tous les pays islamo-arabes sans exception.
Alors disons-le: notre vivre-ensemble n’est, par certains aspects, qu’un pis-aller.
Le vivre-ensemble ou un simple dialogue islamo-chrétien. (Annahar)
La nation libanaise n’en est pas une
Antoine Messarra, qui a toujours eu à cœur de préserver la formule libanaise, pouvait dire: «Si le vivre-ensemble était partagé, il se constituerait alors en État et société [...]. Une société en effet n’est pas addition d’individus, mais groupement humain régi par des normes, contrat social qui rend la vie commune possible.» (3) Mais, dans sa passion de patriote, le professeur émérite ne veut pas admettre que la nation libanaise n’en est pas une, que les composantes confessionnelles de notre peuple ne peuvent transcender les différences d’origine religieuse et que de larges segments de la population récusent ledit «contrat social» de Taëf dans l’intention d’imposer leurs lois et promouvoir leurs intérêts.
C’est que notre régime centralisé, hérité de la pratique mandataire française, est en déshérence pour des raisons conjoncturelles. Faut-il rappeler que nous sommes sous occupation, et le pistolet sur la tempe? Et ce n’est pas tout, le «char de l’État» est en outre grippé pour des raisons structurelles. Le Liban n’est pas la Suisse, ce pays de la subsidiarité, et notre système politique ne peut poursuivre simultanément deux objectifs antinomiques, à savoir la préservation des spécificités communautaires d’une part et d’autre part la construction d’une citoyenneté par adhésion individuelle et volontaire.
Au point où nous en sommes, il faut se résoudre à l’irrémédiable: à force de raccommodement, le Pacte national (version Taëf) ne peut plus servir. D’où la lutte sourde entre les divers centres de décision et les blocages constitutionnels à répétition. Alors, trouvons une autre formule, le vivre-ensemble des poncifs officiels s’est essoufflé et commence à nous peser.
Pour l'imam Mohammad Mehdi Chamseddine l’abrogation du système confessionnel réduirait les chrétiens et liquiderait l'expérience libanaise.
Simple projection
À l’aube de l’Indépendance, le projet de la classe politique prépondérante était grosso modo calqué sur l’Occident libéral tout en prévoyant des garanties pour les communautés chrétiennes historiquement minoritaires en Orient islamo-arabe. Le modèle en question avait ses défauts; il instituait des déséquilibres confessionnels et perpétuait des injustices d’ordre social, mais tout le monde pouvait y trouver son compte. Et par-dessus tout, l’État n’y était pas répressif (4). Ajoutons à cela que l’alternance au pouvoir était acquise et, de ce fait, les horizons politiques n’allaient pas être bouchés comme dans les pays voisins où les putschs cycliques instauraient des régimes d’horreur sans fin.
Pour son malheur, ce projet, celui de nos pères fondateurs, allait être contesté. Et l’accord de Taëf, qui a cherché à lui accorder un sursis de vie, n’a pas survécu au travail de sape entrepris par l’occupant syrien, relayé qu’il fut par le tandem chiite. Car le Hezbollah ne pouvait s’accommoder indéfiniment de la formule libanaise. Capitalisant sur ses prétendues victoires divines, il s’était assuré une prépotence dans les rouages du l’administration, pour y avoir pratiqué l’entrisme à tous les niveaux. Et dès lors, il pouvait aisément mener sa politique d’obstruction pour arriver à ses fins. C’est que le parti de wilayat al-faqih a sa propre conception de l’État à mettre en œuvre et il ne s’en cache pas. En tout cas, son modèle de gouvernement ne s’inspire pas des valeurs de l’Occident libéral que d’emblée nous choisissons.
En clair, le programme des mollahs, ourdi à Qom, n’emporte pas l’adhésion unanime des Libanais! Ils n’en veulent pas! Pas plus que n’en veulent les femmes au grand cœur, qui défilent, voile arraché, dans les rues des villes iraniennes.
Alors, trouvons autre chose.
Et tant qu’à faire, rappelons que le fédéralisme c’est la liberté (5).
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- Daniel Beresniak, La Laïcité, Jacques Grancher éditeur, Paris, 1990, pp. 167-169.
2- L’an 61 correspond à l’an 680 AD, et l’an 444 à l’an 1052 AD.
3- Antoine Messarra, «Penser l’État du Liban», L’Orient-Le Jour, 1er octobre 2022.
4-Notre prison des Sablons (Habss al-Raml) ou les geôles de la caserne du Mir Bachir n’ont jamais pu rivaliser d’abomination avec les prisons de Mazzeh à Damas, en activité depuis les années 40, ou celle d’Abou Ghraib à Bagdad qui ouvrit ses portes en 1950.
5- «Jamais pourtant le fédéralisme n’aura joui d’un tel prestige. Signe de faiblesse et d’inachèvement hier, parfois imposé pour empêcher toute ambition extérieure, il apparaît aujourd’hui la meilleure recette pour amortir les forces centrifuges», Cf. Fernand Braudel, L’Europe, arts et métiers graphiques, Flammarion, Paris, 1987, p. 185.
Daniel Beresniak, essayiste, se gaussait du Pacte national de 1943 qui, en dépit de sa singularité, était présenté comme une formule des plus habiles pour gérer les sociétés multiconfessionnelles et faire régner l’équilibre entre communautés irréductibles. Républicain et jacobin intransigeant, cet observateur se demandait comment, dans notre pays, tout était régi par des quotas religieux. Dans son indignation légitime, il s’écriait qu’au Liban «on ne devient pas ministre, député, juge ou directeur d’école par compétence, on le devient par clientélisme religieux […]. Voilà ce qui arrive lorsque les institutions reconnaissent la primauté de l’appartenance communautaire sur l’individu.» (1)
Mais cette formule de partage du pouvoir, pour discutable qu’elle fût, avait du bon, semble-t-il. À telle enseigne que ses promoteurs ont fait des émules dans l’Irak libéré de Saddam, qui, pour se tirer d’affaire, l’a adoptée à défaut d’autres issues de secours. En «Mésopotamie», le président de la République est désormais un Kurde, le président de la Chambre un sunnite et le président du Conseil des ministres un chiite. Ce régime de la troïka, j’en conviens, peut passer pour ridicule et aberrant aux yeux d’un laïciste, mais, à défaut de mieux, il peut servir d’échappatoire sinon de solution temporaire à des crises récurrentes au niveau de l’exercice de l’autorité. Il peut, en tout état de cause, instaurer un semblant d’état de droit; ce qui est préférable à la perduration d’un état de belligérance interconfessionnelle, larvé ou manifeste, qui remonterait à Karbala en l’an 61 ou aux massacres intercommunautaires à Bagdad en l’an 444 de l’Hégire (2).
Le Liban aurait-il trouvé la réponse à la question de savoir comment gérer les différences? Notre formule magique pourrait-elle régler la question du Kosovo par exemple, ou celle de Sarajevo en Bosnie-Herzégovine?
Entre le vivre-ensemble et la liberté nous choisirons toujours la liberté.
Le vivre-ensemble, rien qu’un pis-aller
Reprenons au point de départ: en tant que personnes participant à la conduite de affaires de la cité, nous ne sommes pas que des citoyens atomisés socialement. Que certains d’entre nous aient été largement sécularisés et convertis en individus autonomes ne gomme nullement le fait que les Libanais, dans leur écrasante majorité, n’ont toujours pas répudié leur appartenance communautaire ni l’identité quasi-indélébile qui en découle. Cette identité est généralement acquise par l’individu à sa naissance; elle lui est transmise par osmose ou immersion dans le groupe auquel il appartient. Et pour avoir été façonnée par des siècles de brassage humain autant que par des conflits sanglants dont le souvenir se perpétue dans les mémoires collectives, cette identité caractérise nos concitoyens et les différencie les uns des autres.
À l’âge de la mondialisation, du métissage des cultures et de la transparence, il n’est pas sain d’occulter le fait que la convivialité historique, tant vantée entre collectivités diverses, fut émaillée d’incidents où la discrimination le disputait à la persécution. Et cette amère constatation vaut pour tous les pays islamo-arabes sans exception.
Alors disons-le: notre vivre-ensemble n’est, par certains aspects, qu’un pis-aller.
Le vivre-ensemble ou un simple dialogue islamo-chrétien. (Annahar)
La nation libanaise n’en est pas une
Antoine Messarra, qui a toujours eu à cœur de préserver la formule libanaise, pouvait dire: «Si le vivre-ensemble était partagé, il se constituerait alors en État et société [...]. Une société en effet n’est pas addition d’individus, mais groupement humain régi par des normes, contrat social qui rend la vie commune possible.» (3) Mais, dans sa passion de patriote, le professeur émérite ne veut pas admettre que la nation libanaise n’en est pas une, que les composantes confessionnelles de notre peuple ne peuvent transcender les différences d’origine religieuse et que de larges segments de la population récusent ledit «contrat social» de Taëf dans l’intention d’imposer leurs lois et promouvoir leurs intérêts.
C’est que notre régime centralisé, hérité de la pratique mandataire française, est en déshérence pour des raisons conjoncturelles. Faut-il rappeler que nous sommes sous occupation, et le pistolet sur la tempe? Et ce n’est pas tout, le «char de l’État» est en outre grippé pour des raisons structurelles. Le Liban n’est pas la Suisse, ce pays de la subsidiarité, et notre système politique ne peut poursuivre simultanément deux objectifs antinomiques, à savoir la préservation des spécificités communautaires d’une part et d’autre part la construction d’une citoyenneté par adhésion individuelle et volontaire.
Au point où nous en sommes, il faut se résoudre à l’irrémédiable: à force de raccommodement, le Pacte national (version Taëf) ne peut plus servir. D’où la lutte sourde entre les divers centres de décision et les blocages constitutionnels à répétition. Alors, trouvons une autre formule, le vivre-ensemble des poncifs officiels s’est essoufflé et commence à nous peser.
Pour l'imam Mohammad Mehdi Chamseddine l’abrogation du système confessionnel réduirait les chrétiens et liquiderait l'expérience libanaise.
Simple projection
À l’aube de l’Indépendance, le projet de la classe politique prépondérante était grosso modo calqué sur l’Occident libéral tout en prévoyant des garanties pour les communautés chrétiennes historiquement minoritaires en Orient islamo-arabe. Le modèle en question avait ses défauts; il instituait des déséquilibres confessionnels et perpétuait des injustices d’ordre social, mais tout le monde pouvait y trouver son compte. Et par-dessus tout, l’État n’y était pas répressif (4). Ajoutons à cela que l’alternance au pouvoir était acquise et, de ce fait, les horizons politiques n’allaient pas être bouchés comme dans les pays voisins où les putschs cycliques instauraient des régimes d’horreur sans fin.
Pour son malheur, ce projet, celui de nos pères fondateurs, allait être contesté. Et l’accord de Taëf, qui a cherché à lui accorder un sursis de vie, n’a pas survécu au travail de sape entrepris par l’occupant syrien, relayé qu’il fut par le tandem chiite. Car le Hezbollah ne pouvait s’accommoder indéfiniment de la formule libanaise. Capitalisant sur ses prétendues victoires divines, il s’était assuré une prépotence dans les rouages du l’administration, pour y avoir pratiqué l’entrisme à tous les niveaux. Et dès lors, il pouvait aisément mener sa politique d’obstruction pour arriver à ses fins. C’est que le parti de wilayat al-faqih a sa propre conception de l’État à mettre en œuvre et il ne s’en cache pas. En tout cas, son modèle de gouvernement ne s’inspire pas des valeurs de l’Occident libéral que d’emblée nous choisissons.
En clair, le programme des mollahs, ourdi à Qom, n’emporte pas l’adhésion unanime des Libanais! Ils n’en veulent pas! Pas plus que n’en veulent les femmes au grand cœur, qui défilent, voile arraché, dans les rues des villes iraniennes.
Alors, trouvons autre chose.
Et tant qu’à faire, rappelons que le fédéralisme c’est la liberté (5).
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- Daniel Beresniak, La Laïcité, Jacques Grancher éditeur, Paris, 1990, pp. 167-169.
2- L’an 61 correspond à l’an 680 AD, et l’an 444 à l’an 1052 AD.
3- Antoine Messarra, «Penser l’État du Liban», L’Orient-Le Jour, 1er octobre 2022.
4-Notre prison des Sablons (Habss al-Raml) ou les geôles de la caserne du Mir Bachir n’ont jamais pu rivaliser d’abomination avec les prisons de Mazzeh à Damas, en activité depuis les années 40, ou celle d’Abou Ghraib à Bagdad qui ouvrit ses portes en 1950.
5- «Jamais pourtant le fédéralisme n’aura joui d’un tel prestige. Signe de faiblesse et d’inachèvement hier, parfois imposé pour empêcher toute ambition extérieure, il apparaît aujourd’hui la meilleure recette pour amortir les forces centrifuges», Cf. Fernand Braudel, L’Europe, arts et métiers graphiques, Flammarion, Paris, 1987, p. 185.
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