Le gap financier menace l’avenir des déposants… et le gouvernement en spectateur !
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Le véritable choc de la neuvième version du projet de loi sur le traitement du gap financier réside dans un point central: l’État s’exonère totalement de toute contribution financière, alors qu’il demeure le premier responsable de l’accumulation des pertes. Dépenses incontrôlées, gaspillage de près de 45 milliards de dollars dans le secteur de l’électricité, recrutements illégaux, échec de la conférence «Cèdre», subventions aux produits importés ayant englouti 14 milliards de dollars des réserves, jusqu’au défaut de paiement des eurobonds en 2020: autant de facteurs qui ont conduit à l’effondrement actuel.

Alors que les discussions gouvernementales se poursuivent autour du projet de loi sur le traitement du gap financier et la détermination du sort des dépôts, l’inquiétude s’intensifie dans les milieux économiques et bancaires quant aux orientations que pourrait prendre le plan officiel attendu. À chaque fuite d’une nouvelle version du projet, les contours d’un profond désaccord apparaissent quant à la répartition des pertes et au rôle que l’État devrait assumer face au secteur bancaire et aux déposants, dans un contexte où l’économie traverse l’une des pires crises depuis la fondation de la République.

Face à une situation financière extrêmement fragile menaçant leur survie, les banques tirent la sonnette d’alarme. Des sources bancaires mettent en garde contre le risque d’un effondrement généralisé du secteur si l’essentiel des pertes devait leur être imputé. Ces craintes rejoignent l’analyse de l’économiste Nassib Ghobril, pour qui la neuvième version du projet reste incomplète et traduit un désengagement manifeste de l’État, pourtant principal responsable des pertes accumulées.

Entre les avertissements du secteur bancaire et les analyses des experts, le pays se retrouve ainsi confronté à un projet de loi susceptible de redessiner durablement le paysage financier, sans offrir de réponses claires sur le sort des dépôts ni sur la restauration de la confiance dans le système bancaire.

Selon Nassib Ghobril, le Liban est entré dans «une longue phase d’attente» depuis que le gouvernement a entamé l’élaboration de ce projet visant à déterminer le sort des dépôts, communément appelé traitement du gap financier. Il souligne que la neuvième mouture, qui a fuité dans l’espace public, intentionnellement ou non, semble surtout destinée à tester les réactions des déposants, des banques et des parties concernées. D’après les informations disponibles, le gouvernement travaillerait déjà sur une version plus aboutie, portant le numéro 16.

La version actuellement en circulation, explique-t-il, «ne contient pas tous les détails, mais son essence restera probablement inchangée». Elle prévoit le remboursement des premiers 100 000 dollars de chaque déposant en espèces sur une période de quatre ans. Les montants excédant ce seuil seraient, quant à eux, convertis en obligations à long terme garanties par des actifs de la Banque du Liban, réparties par tranches — de 100 000 à 1 million de dollars, de 1 à 5 millions, puis au-delà — avec des échéances variables selon l’importance des dépôts.

D’où proviendront les liquidités ?

Selon Nassib Ghobril, la partie en espèces liée au remboursement des premiers 100 000 dollars par déposant nécessitera des sources de liquidité estimées entre 20 et 22 milliards de dollars, des montants encore non officiels. Ce paiement devrait être assuré par les réserves en devises de la Banque du Liban, évaluées à environ 12 milliards de dollars, dont 11,2 milliards correspondent à des réserves obligatoires qui appartiennent en réalité aux déposants, auxquelles s’ajouteraient la liquidité détenue par les banques et les contributions qu’elles seraient en mesure d’apporter.

Il souligne toutefois que le rôle des banques est, de facto, incontournable puisqu’elles seraient appelées à mobiliser leurs propres fonds et leur liquidité. Mais la question centrale demeure entière: où se situe la contribution de l’État ? M. Ghobril rappelle que les obligations prévues en contrepartie des montants non payés en espèces seraient garanties par les actifs de la Banque du Liban, et non par les fonds du Trésor.

Or, le Code de la monnaie et du crédit, notamment son article 113, stipule clairement que le Trésor est tenu de couvrir les pertes de la Banque du Liban. «Cette obligation est totalement ignorée dans le projet actuel», déplore-t-il.

L’économiste s’interroge également sur la nature des actifs censés garantir ces obligations. S’agit-il des réserves d’or, estimées à 17,7 millions d’onces et valorisées aujourd’hui à environ 38,4 milliards de dollars ? Incluent-elles la Middle East Airlines ou des biens immobiliers appartenant à la Banque centrale ? «Rien n’est précisé, et cette absence de clarté porte atteinte à la crédibilité même de la proposition», affirme-t-il.

Chiffres à l’appui, Nassib Ghobril démontre que la charge des paiements en espèces pèserait, dans les faits, presque exclusivement sur les banques. Celles-ci disposent actuellement d’environ 6 milliards de dollars de liquidités, dont plus de 2 milliards sont immobilisés au titre des dépôts «fresh». Les liquidités réellement disponibles ne dépassent donc pas 4 milliards de dollars, tandis que la Banque du Liban détient 11,2 milliards de dollars de réserves obligatoires appartenant de facto aux déposants. Ensemble, ces montants restent insuffisants pour couvrir le minimum requis pour les paiements en espèces.

Il ajoute que même la vente de l’ensemble des actifs bancaires — y compris les biens immobiliers et les eurobonds — ne permettrait pas de dégager plus de 8,5 milliards de dollars supplémentaires. Le déficit de liquidité apparaît ainsi «profond» et impossible à combler sans une participation directe de l’État.

M. Ghobril craint que «faire peser la responsabilité du paiement uniquement sur les banques n’entraîne des réactions dangereuses». L’ambiguïté du projet pourrait pousser certains conseils d’administration à envisager de quitter le marché et de remettre les clés à la Banque du Liban. En cas de faillite d’une banque, les déposants auraient besoin de longues années pour récupérer une infime partie de leurs droits, ce que les banques ont cherché à éviter depuis le début de la crise.

Il rappelle également que le gouverneur de la Banque du Liban avait assuré que la restructuration serait menée de manière à préserver les dépôts. Cette promesse devient toutefois difficilement tenable si les banques sont incapables de fournir la liquidité nécessaire au paiement de la tranche des 100 000 dollars.

Concernant le reste des dépôts, Nassib Ghobril explique que les obligations émises par la Banque du Liban visent à couvrir les montants résiduels après exclusion des dépôts d’origine suspecte, suppression des intérêts et reconversion en livres libanaises des dépôts transformés en dollars après le début de la crise — soit un total estimé à environ 35 milliards de dollars. Ni l’État, ni la Banque centrale, ni les banques ne disposent cependant de cette somme en liquidités. Ces obligations, précise-t-il, ne seraient pas inflationnistes, puisqu’elles constituent des actifs financiers négociables et non de la liquidité immédiate.

Pour M. Ghobril, le véritable choc de la neuvième version du projet de loi sur le traitement du gap financier réside dans un point central : l’État s’exonère totalement de toute contribution financière, alors qu’il demeure le premier responsable de l’accumulation des pertes. Dépenses incontrôlées, gaspillage de près de 45 milliards de dollars dans le secteur de l’électricité, recrutements illégaux, échec de la conférence «Cèdre», subventions aux produits importés ayant englouti 14 milliards de dollars des réserves, jusqu’au défaut de paiement des eurobonds en 2020: autant de facteurs qui ont conduit à l’effondrement actuel.

«L’État agit comme s’il était une partie extérieure observant la crise de loin, et non comme l’autorité politique qui l’a provoquée par une mauvaise gestion du pouvoir et du secteur public», tranche-t-il.

L’absence de participation de l’État compromet durablement toute restauration de la confiance. M. Ghobril insiste sur le fait qu’un projet dans lequel l’État n’assume pas une part du coût «ne permettra de rétablir ni la confiance dans le secteur bancaire, ni celle dans l’économie, ni celle dans le gouvernement». «On ne peut pas restaurer la confiance dans les banques sans rétablir, au préalable, la confiance dans les institutions publiques et dans l’autorité politique. Sans prise de responsabilité de l’État, aucune reconstruction de la confiance n’est possible, ni aujourd’hui ni dans les années à venir», conclut-il.

 

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