C’est une allocution qui sort du commun que le président Joseph Aoun a prononcée la veille du 22 novembre. Le chef de l’État a évité, sans conteste, de verser dans les lieux communs et les vœux pieux, soulignant que «la franchise semble aujourd’hui plus nécessaire que jamais». «Pour être indépendant, a-t-il ajouté, il faut tout d’abord affronter la vérité».
Cette même franchise et ce même souci de faire face à la vérité imposent de relever en toute honnêteté les points positifs, mais également les aspects négatifs et certaines ambiguïtés qui marquent ce discours présidentiel.
L’un des points forts de l’allocution est à n’en point douter l’importante plaidoirie pour une «culture de l’État » et la reconnaissance du fait indéniable que «le renouvellement de notre indépendance est mis à l’épreuve». Il n’est pas banal qu’un président de la République admette publiquement que notre indépendance est tronquée, viciée à la base, puisqu’il est nécessaire de la renouveler. Se montrant plus explicite à cet égard, il dénonce sans détour ceux qui vivent dans le déni, qui refusent de voir que les choses ont profondément changé au Liban, en Syrie, dans la région et «dans le monde entier».
Sans le nommer, le président stigmatise ainsi d’une manière à peine voilée le camp du Hezbollah et consorts qui a recours aux «tartuferies» et qui persiste dans son déni, convaincu qu’il est encore possible de maintenir «les distorsions qui existent depuis 40 ans dans la conception de l’État et de sa souveraineté sur son territoire». Et de stigmatiser explicitement, pour illustrer son propos, la campagne menée par les milieux du parti pro-iranien contre le Gouverneur de la Banque du Liban en raison des mesures concrètes qu’il a adoptées afin de tarir les sources de financement illégales et mafieuses du Hezb…
Mais il y a dans le discours du 21 novembre le revers de la médaille. Dans ce qui pourrait refléter une volonté de maintenir un équilibre dans ses positions et de se montrer à équidistance des parties locales, le président Joseph Aoun a dénoncé ceux qui estiment que «le séisme qui s’est produit a anéanti tout un groupe au Liban» (…), «comme si une communauté libanaise tout entière avait disparu ou s’était évanouie». Il y a là une grave ambiguïté dans le propos du chef de l’État qui paraît effectuer l’amalgame entre le Hezbollah et la communauté chiite, donnant de la sorte l’impression qu’il accorde délibérément au parti pro-iranien le monopole de la représentation chiite.
Une telle position revient à consentir de facto au Hezb un droit de veto permanent dans l’exercice du pouvoir, ce qui revient, dans la pratique, à frapper d’ostracisme de larges pans de la collectivité chiite ainsi que de nombreux universitaires, journalistes, cadres supérieurs et intellectuels de la communauté qui s’opposent ouvertement aux fondements du projet politique du Hezbollah, basé sur l’adhésion aveugle au régime de la wilayet el-faqih. Dans son testament politique, l’ancien président du Conseil supérieur chiite, feu Mohammed Mehdi Chamseddine, avait exhorté à ce sujet les chiites à ne pas adhérer à un projet transnational propre à eux.
Ce rejet de l’allégeance inconditionnelle au Guide suprême de la République islamique iranienne – une allégeance prônée et défendue par le Hezbollah – s’exprime ouvertement dans de vastes milieux chiites qui se reconnaissent dans l’héritage politique de l’imam Moussa Sadr, Mohammed Hussein Fadlallah et Mohammed Mehdi Chamseddine, sans compter les journalistes et les universitaires de la communauté qui affichent publiquement ce positionnement, lequel ne parvient pas toutefois à se traduire par un projet politique libaniste et souverainiste en raison de la répression, souvent sanglante et violente, exercée par le camp dit «obstructionniste».
Le discours présidentiel paraît ainsi occulter ce vaste courant chiite indépendantiste, pourtant solidement implanté au niveau des bases populaires des trois chefs spirituels qui contestaient le projet hezbollahi. Plus grave encore: après avoir dénoncé le «déni» dans lequel s’enferme le parti pro-iranien face aux bouleversements dans la région, le président tente de compenser en quelque sorte ses critiques à l’égard de la formation chiite en soulignant qu’il n’est «ni juste ni acceptable d’agir comme si un groupe libanais avait disparu ou avait été vaincu». «Ce sont des Libanais, ce sont nos compatriotes et les fils de cette terre», poursuit-il. Les membres du parti sont, certes, libanais, mais le projet politique en tant que tel dont le directoire de la formation se fait le porte-étendard est loin d’être libanais, comme il ressort très clairement de la charte fondatrice du parti.
De par sa fonction à la tête de l’État, le président se doit de tenir compte de la sensibilité et des appréhensions de la clientèle du Hezbollah. Sauf qu’une écrasante majorité de Libanais – près de 80 pour cent, selon divers sondages – a dans le même temps le sentiment de plus en plus croissant qu’ils sont occultés, laissés pour compte, par le pouvoir parce qu’ils ne sont pas soutenus par une faction qui exerce en permanence toute sorte de chantage milicien et mafieux pour imposer ses desiderata. Et «il n’est ni juste, ni acceptable» que les hautes sphères officielles négligent la sensibilité et les appréhensions de cette indéniable écrasante majorité formée de Libanais qui sont eux aussi «les fils de cette terre».




Commentaires