Je n’ai pas choisi d’aimer Feyrouz
©Ici Beyrouth

Comme je n’ai pas choisi mon prénom, je n’ai pas choisi d’aimer Feyrouz. Chez nous, aimer Feyrouz, c’est un héritage, un amour transmis comme un secret de famille. Mon prénom, emprunté à l’une de ses chansons – comme me le répétait fièrement mon père – me lie à elle de manière inévitable. Et ça, je savais déjà le dire toute petite, dès que j’ai commencé à prononcer mes premiers mots : « Je suis Yara, el jadayalha sho2ér. »

Dès mon plus jeune âge, mon père m’a imprégnée de ses œuvres. Il m’offrait ses disques et ses films comme d’autres offriraient des jouets ou des poupées. Chaque matin, c’était sa voix qui me berçait sur le chemin de l’école, mon père au volant, moi croquant dans ma tartine de labneh bien huileuse. Et vous vous doutez bien que recevoir les compilations des pièces de théâtre de Feyrouz à Noël, quand on a huit ans, ce n’est pas exactement le cadeau rêvé... mais pour mon père, c’était un geste presque sacré.

Il m’a transmis cet amour comme on transmet une bible d’une génération à une autre – un mot sacré, irrévocable. J’ai en réalité toujours aimé Feyrouz sans vraiment savoir pourquoi. 

Et un dimanche, alors que nous étions en famille à la montagne, juste avant le déjeuner, dans ce moment flottant où tout le monde attend sans trop parler, j’ai pris mon père à part.

Je l’ai fait asseoir sur le vieux canapé jaune – celui dont il n’a jamais voulu se séparer malgré toutes nos supplications, à ma mère et moi. Il a allumé une cigarette et je lui ai posé LA question :

« Bayyé, dis-moi vraiment… pourquoi tu aimes Feyrouz, toi ? »

« Yara, c’est normal. Feyrouz est une icône à la voix angélique ! » répond-il d’abord, comme pour esquiver. Puis, voyant mon insistance, il se ravise. Il relève les yeux, marque un silence, puis confie d’une voix plus grave :
« Si on était heureux, on écoutait Feyrouz. Si on était tristes, amoureux, nostalgiques, anxieux… on écoutait Feyrouz. »

Il poursuit, le regard perdu dans ses souvenirs :
« Feyrouz, c’était les pins de mon village. C’était ma maison d’enfance. Je me rappelle encore de ma mère, qui faisait le ménage en chantant à tue-tête, la radio à fond. »

Et puis, sans que je m’y attende, les lèvres de mon père commencent à trembler. Ses yeux se remplissent de larmes. Il tente de les retenir, n’y parvient pas, me jette un regard, couvre ses yeux et rit nerveusement. Il tente de le cacher, mais je vois les larmes couler derrière sa main.

Plus mon père vieillit, plus sa larme devient facile. Petite, je ne l’avais jamais vu pleurer. Maintenant, il pleure souvent. Moi, je me retiens. J’avale ma salive, serre les dents. Je ne pleure pas. Chez nous, on ne pleure pas facilement.

Mon père se reprend et enchaîne, comme si de rien n’était : « À l’adolescence, j’écoutais Feyrouz avec mon premier amour. Elle est liée à toutes mes folies de jeunesse. »

Il raconte : « La première fois que je l’ai vue en concert, j’avais 16 ans. C’était à Damas. Sur un coup de tête. J’étais avec mes amis sur la place du village, comme d’habitude, et le plus âgé a dit : “Vous voulez qu’on aille voir Feyrouz à Damas ?” On a tous sauté dans une voiture. »

Il s’interrompt, écrase sa cigarette dans un vieux cendrier, « À Damas, c’était plein. On n’a pas pu entrer, mais on a tout écouté depuis dehors. Et en rentrant, on a menti à tout le monde : “On était au premier rang !” »

Il me regarde, sourit et s’essuie les larmes d’un revers de manche. « Feyrouz, c’était la seule chose stable autour de laquelle on gravitait. Chaque concert, chaque spectacle m’a coûté un bras… mais j’y allais. Toujours », assure-t-il.

Puis, sa voix s’alourdit : « Feyrouz, c’est aussi la guerre. On a fui notre village, quelques valises en main. Mais elle, elle est restée avec nous. Même au front. Dès que les tirs cessaient, quelqu’un disait : “Hé, mets la cassette de Feyrouz.” On chantait tous en chœur. C’était un moment de joie dans la noirceur. »

Soudainement, on entend « Bhebbak ya Lebnan ya watani bhebbak » (Je t’aime ô Liban, ô mon pays, je t’aime). Ma mère fredonne doucement une chanson de Feyrouz, de l’époque de la guerre civile libanaise. 

Elle s’était faufilée derrière nous sans qu’on s’en aperçoive et écoutait sans doute depuis longtemps notre conversation. Mon père, sans rompre son récit, chante avec elle. Je les rejoins : « Bshmalak, bjnoubak, bsaḥlak bhebbak » (Je t’aime dans ton Nord, dans ton Sud, dans ta plaine).

Une fois notre petit concert terminé, elle retourne dans la cuisine, veillant à bien laisser la porte entreouverte derrière elle.

Mon père rallume une cigarette. Encore une. Il avait pourtant juré d’arrêter. J’allais le lui rappeler, puis je me retiens. Après tout, c’était moi qui venais de rallumer le feu de ses souvenirs.

« Mais pourquoi tu as tenu à me transmettre tout ça ? », osai-je lui demander.

Ses yeux se remplissent de larmes à nouveau. Il racle sa gorge.

« Qu’est-ce que je pouvais t’apprendre de plus précieux ? Sa poésie, sa culture, ses spectacles, l’Histoire, sa voix angélique… Ce sont des choses qui restent. », affirme-t-il. J’acquiesce. Il poursuit. 

« Tu te souviens du piano qui nous servait de vide-poche pendant quinze ans ? Je l’ai payé 1500 dollars. Je l’ai ramené sur le dos de la voiture, quand tu avais huit ans. Tu m’avais dit la veille : “Moi, je veux jouer les chansons de Feyrouz, sur un piano.” Tu as arrêté quelques jours plus tard… mais j’ai essayé, non ? », lâche-t-il en éclatant de rire.

« Oui Baba, tu as essayé jusqu’au bout… jusqu’à me nommer d’après une de ses chansons. »

Il sourit et continue doucement. « Quand ta mère était enceinte, elle cherchait des prénoms. Mais moi, je savais déjà. Jeune, j’avais assisté à une conférence de Said Akl. Il parlait de cette chanson qu’il avait écrite pour Feyrouz, de ce prénom. Pour lui, Yara, c’était la beauté, l’amour, la tendresse… Et ce jour-là, je me suis promis : si j’ai une fille, elle s’appellera Yara », affirme-t-il.

Puis il s’arrête et me lance un regard malicieux : « Ne me dis pas que tu as oublié la berceuse que je te chantais ? »

Sans attendre, il commence à fredonner les paroles de la berceuse de Feyrouz, en remplaçant, comme avant, le prénom de sa fille Rima par le mien : 

« Yalla tnam, yalla tnam
La dbaḥla ṭayr el-ḥamam
Rouḥ ya ḥamam la tsaddéʼ
Biḍḥak aa Yara la tnam… »

Vingt-six ans plus tard, rien n’a changé. Ni sa voix, ni le rythme, ni la douceur. J’ai les yeux pleins de larmes. Lui aussi.

« Si je me rappelle, Baba… merci… », soufflé-je, la gorge nouée.

« Ya ahla Yara… »  (De rien Yara…), sourit-il, se levant pour allumer le barbecue. Il referme la parenthèse.

Je ne sais pas pourquoi je ne lui ai pas dit que je l’aimais très fort, à ce moment-là. Mais nous deux, nous n’avons jamais vraiment su nous dire ces mots-là. Je le ferai plus tard, sur le chemin du retour. Avec une chanson de Feyrouz. C’est peut-être pour ça que j’aime autant Feyrouz… Parce qu’avec mon père, c’est en la partageant qu’on se dit : je t’aime.

Ce jour-là, j’ai compris que mon père ne me transmettait pas seulement la culture de Feyrouz. Il me racontait, en filigrane, son histoire : son enfance, sa jeunesse, son village, ses amours, ses folies, ses doutes, ses blessures… Aujourd’hui, je sais que si j’aime Feyrouz, c’est aussi parce que j’aime profondément l’homme qui me l’a transmise.

 

 
 
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