Ce lundi, Donald Trump accueille Ahmad el-Chareh à la Maison-Blanche. Ce moment est historique : jamais un président syrien n’avait été reçu officiellement à Washington depuis l’indépendance du pays en 1946.
L’événement symbolise la fin d’un demi-siècle d’hostilité entre les deux capitales. Longtemps, la Syrie avait été l’un des pays les plus isolés de la planète, considérée par les États-Unis comme un foyer du terrorisme et un relais de l’influence iranienne et russe au Moyen-Orient.
L’ère Assad : un anti-américanisme institutionnalisé
Sous Hafez el-Assad, la Syrie s’est imposée dès les années 1970 comme l’un des bastions du camp soviétique et de l’«axe de la résistance» contre Israël et les États-Unis. Washington voyait alors Damas comme une puissance anti-occidentale, hostile à tout compromis.
L’appui constant de la Syrie à des groupes armés palestiniens, au Hezbollah et au Hamas conduisit à son inscription, en 1979, sur la liste américaine des États soutenant le terrorisme.
À partir de ce moment, toute relation bilatérale de haut niveau devenait impossible : inviter un président syrien à la Maison-Blanche aurait été perçu comme une violation des principes du droit américain.
Selon le think tank américain The Washington Institute, ce statut juridique, combiné à l’idéologie anti-occidentale du régime, a figé pendant des décennies la position de Damas comme ennemi structurel de Washington.
Bachar el-Assad et la rupture définitive
L’arrivée de Bachar el-Assad en 2000 ne changea rien. En renforçant ses liens avec Téhéran et Moscou, en intervenant militairement au Liban et en soutenant les milices chiites en Irak, celui-ci s’est retrouvé au cœur du dispositif iranien dans la région. La Brookings Institution, autre think tank américain, rappelle ensuite qu’à partir de 2011, la guerre civile transforma la Syrie en paria international : plus de 400 000 morts, 13 millions de déplacés, usage d’armes chimiques, torture systématique.
Le vote de la loi César en 2020 verrouilla juridiquement tout rapprochement. Washington n’aurait pu accueillir un Assad sans légitimer un criminel de guerre, ce qu’aucun président américain n’aurait accepté politiquement. La Syrie était alors synonyme de répression, d’alliance iranienne et de crimes contre l’humanité.
L’obstacle israélien
À ces considérations morales et sécuritaires s’ajoutait un facteur géopolitique central : la Syrie n’a jamais signé la paix avec Israël. Depuis 1948, les deux pays sont techniquement en guerre, et la question du Golan occupé constitue un contentieux majeur. La Foundation for the Defense of Democracies (FDD) souligne que Damas a toujours refusé les négociations directes et maintenu un discours intransigeant sur la «résistance» à Israël.
Dans un contexte où Washington se veut le garant de la sécurité israélienne, un tel partenaire ne pouvait être reçu à la Maison-Blanche. Le dialogue restait limité à des échanges indirects, souvent via des médiations suisses ou turques. Pendant un demi-siècle, ce front israélo-syrien a ainsi bloqué toute possibilité de reconnaissance diplomatique.
Le choc de 2024 : la chute d’Assad et l’émergence de Chareh
Tout change en décembre 2024, lorsque le régime Assad s’effondre. Le think tank Atlantic Council décrit une chute progressive d’un État déjà vidé de ses institutions, miné par la corruption et la guerre.
Dans ce vide politique émerge Ahmad el-Chareh, ancien chef d’une milice islamiste devenu homme fort d’un gouvernement de transition. Son profil, paradoxalement, séduit Washington : un dirigeant post-Assad, hostile à l’Iran, ouvert au dialogue et désireux de reconstruire son pays.
Pour la première fois depuis un demi-siècle, un président syrien ne parle plus le langage de la résistance mais celui de la réhabilitation. Le Financial Times le décrit comme un pragmatique menant une véritable «offensive de charme» auprès des capitales occidentales, en promettant des réformes économiques, l’inclusion politique et la coopération antiterroriste.
Les nouveaux points de convergence avec Washington
Les discussions récentes entre Ahmad el-Chareh et Trump s’inscrivent dans ce climat de rapprochement. La Syrie s’apprête à rejoindre la coalition mondiale contre l’État islamique, une adhésion symboliquement décisive après des années d’ambiguïté vis-à-vis du jihadisme.
Selon le Washington Institute, Damas s’est aussi engagé à protéger les minorités, à retirer les combattants étrangers de l’administration, et à ouvrir des négociations sécuritaires avec Israël sur une zone démilitarisée au sud.
Ces gestes, impensables sous la dynastie Assad, ont convaincu Washington qu’il était possible de «tester» la fiabilité du nouveau pouvoir syrien. Pour les États-Unis, la Syrie d’Ahmad el-Chareh n’est plus un maillon de «l’axe de la résistance» mais un partenaire potentiel pour la stabilité régionale et la lutte contre le terrorisme.
Un pari diplomatique risqué
Pour la FDD, cette rencontre ne signe pas une normalisation complète. La Syrie demeure sur la liste des États soutenant le terrorisme, et le Congrès exige que la Maison-Blanche certifie tous les six mois les progrès du gouvernement syrien.
Mais le symbole est fort : pour la première fois, Washington estime que le dirigeant de Damas partage assez d’intérêts communs pour être reçu officiellement. La rencontre de lundi est donc à la fois une récompense et une mise à l’épreuve.
Ahmad el-Chareh devra prouver qu’il incarne réellement une rupture avec l’ancien régime, qu’il peut contenir les milices, protéger les minorités et maintenir la stabilité d’un pays encore fracturé.
Pendant plus d’un demi-siècle, la Maison-Blanche avait fermé ses portes à la Syrie. Hafez et Bachar el-Assad avaient symbolisé la dictature, la guerre et l’alliance avec les ennemis de Washington. Ahmad el-Chareh, malgré un passé controversé, représente une rupture : celle d’un dirigeant qui choisit la diplomatie plutôt que l’isolement, la coopération plutôt que la confrontation.
Sa visite à Washington ne résout pas toutes les fractures du Moyen-Orient, mais elle consacre un changement d’époque. Pour la première fois, un président syrien n’est plus perçu comme un problème à contenir, mais comme un interlocuteur possible. Après un demi-siècle d’hostilité, la Syrie franchit le seuil de la Maison-Blanche. Et avec elle, une page entière de la guerre froide au Proche-Orient semble enfin se tourner.




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