Fermée à nouveau: la grotte de Jeita, victime d’un État démissionnaire
La grotte mythique ferme à nouveau ses portes, victime d’une gestion chaotique et d’un laxisme institutionnel chronique. ©Al-Markazia

Temporairement fermée. C’est la décision confirmée, jeudi matin, par la ministre du Tourisme, Laura Lahoud, concernant la grotte de Jeita. Ce joyau karstique, symbole national du Liban, ferme désormais ses portes, pour la deuxième fois en moins d’un an.

La première fermeture, survenue après le décès du PDG de Mapas-Liban, Nabil Haddad, en novembre 2024, avait privé le site de gestionnaire officiel pendant huit longs mois, jusqu’à sa réouverture en juillet 2025.

Cette fois, la décision intervient moins de quatre mois plus tard, à la suite de la diffusion d’une vidéo montrant une soirée organisée dans la cavité principale. Un incident qui met en lumière, au-delà de l’événement lui-même, de graves dysfonctionnements entre les ministères concernés et la municipalité chargée de la gestion du site.

Un site emblématique pris à la légère

«Ce qu’on voit aujourd’hui à Jeita est tout simplement catastrophique », lâche Khaled Abdel Malak, spéléologue chevronné, membre du Spéléo Club libanais, qui connaît le site depuis des décennies. «Quand on visite la grotte aujourd’hui, on est frappé par l’état général du lieu: nettoyage inadéquat, usage excessif de lumières artificielles, prolifération d’algues et de bactéries… Tout cela altère les concrétions et détériore l’équilibre naturel de la cavité», se désole-t-il dans un entretien accordé à Ici Beyrouth.

Pour lui, la dégradation du site ne date pas d’hier, mais découle directement de la gestion confiée depuis 1993 à la société Mapas-Liban, fondée et dirigée jusqu’à sa mort en 2024 par Nabil Haddad. «Haddad s’est comporté comme un affairiste sans scrupule. Il a exploité Jeita comme un simple site touristique à rentabiliser, sans aucun respect pour sa dimension scientifique, écologique et patrimoniale», accuse-t-il.

Le spéléologue rappelle qu’à l’origine, Jeita était un espace de recherche et d’exploration reconnu à l’échelle internationale. «Les pionniers de la spéléologie au Liban, des figures comme Sami Karkabi ou encore Georges Farra, qui ont découvert les galeries supérieures en 1958, ont œuvré pour préserver ce joyau naturel, pas pour en faire un parc d’attractions», insiste-t-il.

Or, depuis plus de trente ans, la logique commerciale a pris le pas sur toute considération scientifique. «Mapas a imposé une gestion opaque, faite de contrats à rallonge et d’accords douteux. Nabil Haddad avait obtenu la concession pour 18, puis 28 ans, et exploitait le site comme s’il lui appartenait. Aujourd’hui, on en paie le prix: la grotte se dégrade et l’État libanais semble impuissant à réagir», déplore Abdel Malak.

La récente fermeture du site -la deuxième en moins d’un an- ne fait, selon lui, que révéler un mal plus profond: «C’est le symbole d’une gestion défaillante, d’un patrimoine national confié à des mains incompétentes. Ce n’est pas seulement une grotte qu’on abîme : c’est une part de l’histoire naturelle du Liban qu’on sacrifie».

L’État se défausse, les responsabilités se brouillent

Jeudi matin, la ministre Lahoud, a confirmé, outre la fermeture temporaire du site, la création d’une commission d’experts pour évaluer d’éventuels dommages. Cette commission comprend notamment un représentant du Club spéléologique libanais, chargé de vérifier si les formations géologiques ont été altérées. Elle s’est également engagée à mobiliser toutes les ressources du ministère du Tourisme pour faciliter l’enquête et en assurer le bon déroulement, conformément aux directives du Premier ministre, Nawaf Salam, qui a rappelé, mercredi, que «toute atteinte aux ressources naturelles est inacceptable».

Dans ce contexte, et pour se laver les mains de l’affaire, le ministère du Tourisme a signalé que c’est la municipalité qui gère actuellement la grotte dans le cadre d’un accord temporaire, en attendant la finalisation d’un appel d’offres pour une gestion pérenne. «La municipalité de Jeita a autorisé la tenue de la réception sans demande écrite, sans consultation préalable du ministère, et sans coordination avec les experts requis», peut-on lire dans le communiqué du ministère.

Résultat: la municipalité a organisé l’événement en marge des procédures officielles. Le ministère a donc annoncé l’envoi d’une lettre d’avertissement, tout en rappelant la circulaire n°36/2025 émise par la présidence du Conseil des ministres, qui interdit toute utilisation de site public, archéologique ou touristique sans autorisation préalable.

Le ministère de l’Environnement n’a pas tardé à se prononcer sur l’affaire. Dans un communiqué publié jeudi matin, il a affirmé qu’il prendra les mesures juridiques et administratives les plus strictes contre les contrevenants afin de protéger la grotte. Il a, de plus, souligné l’accélération des efforts visant à finaliser les modalités d’exploitation des sites touristiques et archéologiques locaux.

Et de préciser que «la grotte de Jeita relève de la compétence administrative et réglementaire du ministère du Tourisme, qui coordonne directement avec la municipalité de Jeita et les autorités compétentes la gestion et l'exploitation du site».

Une manière diplomatique de se décharger d’une responsabilité directe, tout en exprimant sa «grande préoccupation» et en promettant de participer à l’évaluation des impacts environnementaux. Une réaction tardive qui illustre, une fois de plus, l’absence de coordination entre administrations censées œuvrer à la protection du patrimoine naturel.

Jeita, victime d’une gestion morcelée

La polémique a éclaté après la diffusion, par les médias locaux, d’une vidéo montrant une soirée musicale dans la grotte. L’affaire a enflammé les réseaux sociaux: d’un côté, ceux qui dénoncent une banalisation inacceptable d’un site classé; de l’autre, ceux qui défendent une initiative «culturelle et promotionnelle».

Le président de la municipalité de Jeita, Walid Baroud, s’est empressé de minimiser l’incident, affirmant qu’il ne s’agissait que d’une «réception prénuptiale de 30 minutes» sans nourriture ni boisson, et que «toutes les précautions techniques avaient été prises». Il a même comparé l’événement à ceux organisés «dans d’autres grottes du monde», estimant que la mise en valeur du site justifiait de telles activités.

Des arguments qui traduisent une conception bien fragile de la préservation patrimoniale. Car si la promotion touristique est légitime, elle ne saurait se faire au détriment d’un site classé monument naturel, soumis à des règles strictes de conservation.

Derrière les discours, le malaise demeure: la grotte de Jeita est symptomatique d’un système où les compétences se chevauchent, les responsabilités se diluent et les décisions s’improvisent. Entre un ministère du Tourisme soucieux de relancer l’activité économique et un ministère de l’Environnement dépourvu de pouvoir exécutif, la préservation du site semble reléguée au second plan.

De son côté, la municipalité de Jeita se défend d’avoir agi par intérêt, assurant que les revenus générés serviraient à financer la restauration du site, longtemps négligé. Mais l’absence de cadre clair, de supervision scientifique et de coordination interinstitutionnelle témoigne d’une gestion à vue, où l’événementiel supplante la prudence écologique.

Entre précipitation locale et inertie ministérielle, la grotte de Jeita, candidate malheureuse aux «Sept merveilles naturelles du monde», se retrouve à nouveau victime d’une exploitation à courte vue. Symbole de ce Liban qui brille de beauté mais sombre dans l’improvisation, elle rappelle que la vraie «mise en valeur» d’un site ne passe ni par des fêtes ni par des excuses, mais par une gouvernance sérieuse et une conscience patrimoniale à la hauteur de son prestige.

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