Révolution, pouvoir et répression : l’échec politique des Frères musulmans en Égypte
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De la victoire électorale de 2012 aux événements qui ont bouleversé le pays, l’histoire des Frères musulmans dans l’Égypte actuelle révèle une décennie de tensions, de divisions et de transformations radicales.

Le 25 janvier 2011, des millions d’Égyptiens descendent dans les rues du Caire, d’Alexandrie et d’autres grandes villes, réclamant la fin du régime autoritaire d’Hosni Moubarak. Ce soulèvement populaire, catalysé par les frustrations économiques, la répression politique et la corruption endémique, conduit à la démission du président le 11 février. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) prend alors le pouvoir, promettant une transition démocratique.

Dans ce vide politique, les Frères musulmans, profondément enracinés dans la société égyptienne, émergent comme une force organisée et populaire. Une situation qui puise ses racines dans un contexte de mutation de l’Égypte des années 1970, sous l’ancien président Anouar el-Sadate.

Émergence

Selon Sarah Ben Néfissa, chercheuse au CNRS français et spécialiste de l’Égypte contemporaine, les Frères musulmans ont été encouragés par ce dernier à « œuvrer dans le domaine social, éducatif et médical via leurs associations de bienfaisance ». Un deal qui, en pleines réformes néolibérales, permit alors au dirigeant de « se débarrasser de son opposition nassérienne et de gauche, qui critiquait son rapprochement avec les États-Unis et les accords de paix avec Israël », commente-t-elle.

La complaisance de Sadate et de ses successeurs envers la confrérie permet même à cette dernière d’émerger indirectement sur le plan politique. Au cours des élections législatives de 2005, elle gagne 88 sièges sur 454 à l’Assemblée du peuple (la chambre basse du Parlement), avec des candidats officiellement déclarés comme indépendants, l’organisation étant formellement interdite sur le plan politique depuis 1954.

« Après la révolution de 2011 et la dissolution du parti de Moubarak, ils [les Frères musulmans] étaient les seuls à disposer de bases sociales. De même, à un moment donné, les directions des syndicats des avocats, des ingénieurs, des architectes, des médecins et des pharmaciens ont été gagnées par ces derniers », rappelle la chercheuse.

Le parti politique affilié à la confrérie, Liberté et Justice, remporte les élections législatives de 2011-2012, raflant 235 sièges à l’Assemblée. Son chef de file, Mohamed Morsi, remporte ensuite la présidentielle du 30 juin 2012, devenant ainsi le premier dirigeant démocratiquement élu d’Égypte.

L’ère Morsi

Son arrivée au pouvoir soulève pourtant rapidement inquiétudes et oppositions. Accusé de gouverner de manière autoritaire, de favoriser les intérêts des Frères au détriment de l’État et d’être inefficace face à la crise économique, Morsi divise profondément la société.

Un décret constitutionnel controversé en novembre 2012, qui élargit ses pouvoirs, alimente le mécontentement. La tension monte jusqu’à l’été 2013, où des manifestations massives, regroupant des millions d’opposants, réclament son départ.

Selon Mme Ben Néfissa, la confrérie a multiplié les faux pas. « Les Frères musulmans ont accumulé une série d’erreurs liées à leur mauvaise lecture du rapport de forces entre eux et les autres fractions de la vie politique », affirme-t-elle. En s’alliant dans un premier temps à l’armée, puis en s’opposant aux élites judiciaires, médiatiques et culturelles, ils se sont isolés : « Mohamed Morsi a subi un véritable lynchage médiatique, et l’élite culturelle s’est sentie menacée dans son existence même avec l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans. »

Renversement par l’armée

Le 3 juillet 2013, l’armée, menée par le général Abdel Fattah al-Sissi, destitue Morsi. La confrérie dénonce un coup d’État militaire contre la légitimité démocratique.

Dans les semaines suivantes, la répression s’abat sur les partisans de Morsi : le 14 août 2013, les forces de sécurité dispersent violemment les sit-in pro-Morsi à Rabaa al-Adawiya et al-Nahda, tuant plus de 800 personnes selon Human Rights Watch. C’est l’un des massacres politiques les plus sanglants de l’histoire moderne de l’Égypte.

Pour la chercheuse, ce retournement de situation s’explique aussi par la nature même de l’organisation. « La fermeture sur elle-même de la direction des Frères, liée à la nature sectaire de leur organisation, explique en partie leur incapacité à gouverner », insiste-t-elle.

Mais si cette discipline interne a longtemps été leur force de mobilisation, elle a aussi limité leurs perspectives, puisque « ce type d’organisation n’arrive à fidéliser que les individus les moins dotés sur le plan éducatif et culturel… Il n’est donc pas étonnant que les Frères musulmans aient échoué à l’épreuve du pouvoir ».

Répression

Depuis, la confrérie a été interdite, désignée comme organisation terroriste et décimée par des arrestations massives, des procès de masse et des condamnations à mort. Mohamed Morsi meurt en détention en 2019, après six ans d’isolement quasi total.

Pour Sarah Ben Néfissa, la répression post-2013 a profondément bouleversé la structure de la confrérie et se caractérise par sa très grande intensité. « La répression a ciblé la quasi-totalité de ses dirigeants nationaux, régionaux et locaux, provoquant une multiplication des divisions et des fractures au sein de la direction », rappelle ainsi la chercheuse.

La direction de la confrérie est aujourd’hui divisée, avec des branches en exil (notamment en Turquie, au Qatar et au Royaume-Uni) qui peinent à s’entendre sur une ligne politique claire. Trois « fronts » principaux se disputent désormais le leadership, selon Mme Ben Néfissa : « Le Front de Mohamed Kamel, qui a dirigé la confrérie entre 2014 et 2016 et qui a été tué par les forces de l’ordre, s’est distingué par un passage à la violence contre les forces de sécurité et les intérêts économiques, rompant avec la tradition de coexistence pacifique. »

Les deux autres fronts, installés à Londres et à Istanbul, ont au contraire privilégié la prudence. Une attitude que la chercheuse impute au fait que ces derniers « étaient conscients des risques d’être qualifiés d’organisation terroriste sur le plan international, ce qui pourrait conduire à l’anéantissement des branches de l’organisation dans le monde ».

Marginalisation

Sous al-Sissi, devenu président en 2014, l’Égypte est entrée dans une nouvelle ère autoritaire. Le régime a renforcé le contrôle sécuritaire, restreint les libertés publiques et verrouillé l’espace politique. Toute contestation, islamiste ou laïque, est étouffée.

Sur le plan idéologique, la confrérie n’a pas montré de renouvellement significatif : « Près d’un siècle après leur fondation, leurs principaux doctrinaires demeurent Hassan el-Banna et Sayyid Qotb. Les intellectuels non islamistes qui se rapprochent de la confrérie servent de faire-valoir, mais ne sont pas intégrés dans la doctrine officielle. »

La confrérie, si elle reste une référence pour une partie de la société égyptienne, est aujourd’hui en position de faiblesse structurelle, voire de marginalisation. Le basculement durable du régime égyptien vers une forme de néo-césarisme militaire a réduit l’espace politique pour toute opposition organisée.

Treize ans après la révolution, les Frères musulmans ne sont plus un acteur central du jeu politique égyptien. Leur avenir, pour l’heure, semble suspendu à d’éventuels changements régionaux ou internes, mais leur marginalisation en Égypte paraît durable.

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