Deux drapeaux flottent encore et toujours côte à côte sur certaines collines du sud du pays: celui du Liban et celui, jaune, du Hezbollah. Le premier symbolise un État affaibli; le second, une puissance parallèle qui a su combler le vide laissé par la République. Ici, l’autorité officielle s’arrête souvent là où commence celle de la formation chiite.
Un territoire administré à part entière
Du fleuve Litani jusqu’à la frontière israélienne, le Liban-Sud a longtemps ressemblé à un État dans l’État. Le Hezbollah y a toujours exercé une autorité totale: sécuritaire, judiciaire, sociale et même économique. Les drapeaux de la milice, ses institutions, ses «tribunaux» et ses réseaux de bienfaisance y ont remplacé une administration publique absente ou impuissante.
Dans les villages de Tyr, Bint Jbeil, Khiam ou Nabatiyé, les habitants ne s’adressent pas au mohafez ou aux ministères. Ils se réfèrent, au contraire, au représentant local du Hezbollah. Ce dernier arbitre les conflits, supervise les aides sociales, organise la reconstruction des maisons détruites par les guerres israéliennes successives et assure, par le biais de ses membres et combattants, la «sécurité» du territoire.
Cette substitution de l’État par une structure milicienne politico-militaire s’est consolidée après le retrait israélien en 2000. Le Hezbollah, auréolé du prestige de la «résistance», a occupé le vide administratif et moral laissé par le pouvoir central. Depuis, il gère ce territoire comme un appareil quasi gouvernemental, avec ses propres règles, sa propre bureaucratie et ses tribunaux islamiques internes.
Une justice parallèle, un réseau social et économique tentaculaire
Au Liban-Sud, peu de citoyens passent par les tribunaux étatiques. Les conflits civils, commerciaux ou familiaux sont tranchés par les tribunaux religieux du Hezbollah. Ces juridictions internes fonctionnent rapidement, moyennant peu de frais, et surtout avec une efficacité que beaucoup jugent supérieure à celle des tribunaux publics, englués dans la corruption et la lenteur bureaucratique.
Il n’en demeure pas moins que cette efficacité a un prix: l’allégeance politique.
«Ici, on obtient justice si l’on est du bon côté; sinon, on se tait», confie-t-on à Ici Beyrouth. «L’État, on ne le voit jamais, tandis que la formation, elle, est toujours là», ajoute-t-on.
Ce système judiciaire parallèle, basé sur la charia chiite et le code interne du Hezbollah, consolide la légitimité de la formation. Il ancre la population dans une relation de dépendance où la justice devient une monnaie d’allégeance.
Par ailleurs, sur les plans social et économique, le Hezbollah a réussi, depuis les années 1990, à développer une infrastructure sociale d’une ampleur inédite: hôpitaux, cliniques, écoles, associations caritatives, sociétés de construction, réseaux d’électricité et d’eau. Autant d’établissements et d’institutions qui lui ont permis de bâtir un véritable État-providence parallèle, financé par Téhéran, mais aussi par des réseaux financiers internationaux, des dons locaux et la zakat religieuse (un impôt sur l’avoir et la propriété considéré comme une obligation devant Dieu).
L’association Jihad el-Bina, son bras de reconstruction, a rebâti des milliers d’habitations après la guerre de 2006. Elle entend faire de même pour la période post-guerre qui oppose, depuis le 7 octobre 2023, le Hezbollah à Israël. Les habitants parlent encore avec reconnaissance de la «vitesse» et de «l’efficacité» de ces interventions, en contraste frappant avec l’inertie du gouvernement central – comme si la guerre relevait de l’État. Cette gratitude explique en partie l’enracinement du Hezbollah, qui ne s’impose pas uniquement par la force, mais aussi par une offre sociale et un sentiment de protection procuré à ses partisans.
Une zone sous surveillance militaire constante
Sur le plan sécuritaire, il faut dire que malgré les efforts constants de l’armée libanaise pour prendre le contrôle de la région et malgré la prolifération des menaces, tant israéliennes qu’internationales, relatives au désarmement du Hezbollah, le Liban-Sud reste sous la surveillance de la milice. Officiellement, le Hezbollah n’a plus le droit d’y déployer ses troupes armées. Mais, dans les faits, ses combattants circulent librement sous couvert de «civils» ou d’agents de sécurité locaux.
Toutefois, selon une source militaire interrogée par Ici Beyrouth, «il n’existe presque plus aujourd’hui de camps d’entraînement permanents, comme autrefois dans les montagnes de la Békaa». Les frappes israéliennes répétées et la surveillance internationale ont contraint la formation à modifier ses méthodes et à disperser ses structures.
Conscientes de cette réalité, les autorités officielles semblent pratiquer une forme de tolérance pragmatique: tant que la frontière reste calme, on ferme les yeux sur la présence de la milice.
Sauf que, pour les Israéliens, cette stratégie n’est plus une option. Revenir à la situation prévalant avant le 7 octobre 2023 est désormais inconcevable. La donne doit donc changer. D’autant que les renseignements occidentaux signalent de plus en plus une intensification des mouvements logistiques et du réarmement au nord du Litani, en violation de l’accord de cessez-le-feu instauré en novembre 2024.
Quant à l’armée libanaise, un officier explique à Ici Beyrouth: «L’institution militaire fait ce qu’elle peut avec les moyens dont elle dispose. Nous ne pouvons pas être partout à la fois. Le pays est petit, mais fragmenté, et nos troupes doivent couvrir les frontières, les crises internes, les incendies, les manifestations, tout à la fois.»
La banlieue sud de Beyrouth: capitale invisible du Hezbollah
C’est à Dahyé, la banlieue sud de Beyrouth, que réside le véritable cœur du pouvoir du Hezbollah – là où celui de ses principaux chefs s’est arrêté de battre.
Si la région a été fortement ébranlée depuis la mort, le 27 septembre 2024, de l’ancien secrétaire général de la milice, Hassan Nasrallah, elle a longtemps constitué le siège administratif, financier et idéologique du Hezbollah. Là, les ministères et les autorités officielles ne contrôlent ni la sécurité, ni la circulation, ni même l’urbanisme, sauf en cas d’incidents d’ampleur impliquant des armes.
Les portraits de Hassan Nasrallah remplacent les emblèmes de la République, les points de contrôle du groupe filtrent les entrées et la police libanaise n’intervient qu’à la marge, souvent en coordination informelle avec les cadres du Hezbollah.
Dans cette enclave de béton, les institutions de la formation – comme al-Imdad, le projet Waad, al-Manar et l’association Jihad el-Bina – forment un écosystème complet.
Les habitants, pour la plupart issus de familles déplacées du Sud et de la Békaa, y trouvent logements subventionnés, soins médicaux, écoles, bourses d’études et sécurité. Un confort qui s’échange contre une fidélité politique sans faille: on y vit bien, à condition d’adhérer au récit de la milice et de taire toute dissidence.
Un lien direct avec Téhéran
Le Hezbollah ne rend pas de comptes à Beyrouth, mais à Téhéran. Les financements, la formation militaire, les orientations stratégiques et les décisions opérationnelles passent par la chaîne de commandement iranienne. Cette dépendance externe, couplée à la désintégration de l’État libanais, crée une double souveraineté: celle de la République, théorique, et celle du Hezbollah, réelle et enracinée.
Chaque tentative de l’État de reprendre pied au Liban-Sud s’est heurtée au mur du rapport de force. «Le Hezbollah n’acceptera jamais de céder un territoire qui constitue à la fois son bastion politique, son sanctuaire militaire et son outil de légitimité sociale», se désole le responsable militaire interrogé. La perspective d’une «intégration graduelle» de la région du Sud à l’autorité centrale, proposée dans le plan de désarmement de 2025, apparaît donc, selon lui, largement illusoire. «En réalité, le Hezbollah n’a pas remplacé l’État: il l’a absorbé», lance-t-il.
Cette réalité montre ce que devient un territoire lorsque l’État s’efface: une enclave où la force et la loyauté politique remplacent les institutions. Ainsi, là où l’autorité officielle recule, la République n’existe plus que sur le papier.




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