
Cinq ans après la tragédie du 4 août 2020 au port de Beyrouth, l’arrestation d’Igor Grechushkin en Bulgarie redonne une actualité brûlante à un dossier enlisé. Le Russo-chypriote de 48 ans, désigné comme le propriétaire du cargo Rhosus, a été interpellé le 5 septembre à l’aéroport de Sofia, sur la base d’une notice rouge d’Interpol émise à la demande du Liban. Il a, depuis, été placé en détention provisoire pour 40 jours, le temps que Beyrouth formule une éventuelle demande d’extradition.
Le Rhosus n’était pas un navire ordinaire. Vétuste, endetté et interdit de navigation à plusieurs reprises, il transportait en 2013 une cargaison de 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, un produit chimique classé explosif par la loi libanaise dès lors que sa teneur dépasse 33,5% d’azote. Lors d’une escale imprévue à Beyrouth, le cargo a été immobilisé, puis abandonné dans le port. Grechushkin, son exploitant, a quitté le Liban en laissant son équipage à bord, livré à lui-même.
Mais le Rhosus n’était pas seulement vétuste: il avait déjà été pointé du doigt pour ses irrégularités et ses liens troubles. Derrière le nom d’Igor Grechushkin se cache en réalité un enchevêtrement de sociétés-écrans. Plusieurs enquêtes ont évoqué le rôle d’un armateur chypriote, Charalambos Manoli, présenté comme le véritable propriétaire du cargo.
Pour les familles des victimes de l’explosion, ce parcours n’est pas un simple détail technique. «L’itinéraire du Rhosus est crucial pour comprendre à qui appartenait le nitrate d’ammonium, qui en a décidé le transfert et s’il s’agissait vraiment d’une coïncidence», souligne leur avocate, Cécile Roukoz, contactée par Ici Beyrouth.
Une enquête minée par les blocages
Stockée sans précaution dans le hangar n°12 du port, la cargaison a fini par exploser le 4 août 2020, causant plus de 200 morts, des milliers de blessés et des destructions massives dans la capitale libanaise. Ce fut l’une des plus grandes déflagrations non nucléaires de l’histoire.
Depuis, l’enquête libanaise avance par à-coups. Le juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, saisi après le retrait de son prédécesseur, a dû suspendre son travail en janvier 2023 face aux blocages politiques. Il a repris le dossier début 2025 sous la promesse d’indépendance, affichée par le président, Joseph Aoun, et le Premier ministre, Nawaf Salam. Mais la question reste entière: qui, au Liban et à l’étranger, porte la responsabilité de cette cargaison mortelle?
Ce que l’arrestation peut révéler
L’interpellation de Grechushkin pourrait certainement apporter des éléments inédits. Il pourrait dévoiler l’origine exacte du nitrate, sa destination réelle (officiellement le Mozambique, officieusement peut-être la Syrie) et les raisons de son débarquement à Beyrouth. Il pourrait aussi lever le voile sur ces zones d’opacité entourant la propriété du navire et préciser s’il n’a été qu’un prête-nom dans cette affaire ou s’il jouait un rôle plus central. Tout comme il pourrait être interrogé sur le naufrage du Rhosus en 2018, perçu par certains comme un moyen d’effacer des preuves.
Pour les familles, chaque réponse compte. «Nous considérons naturellement cette arrestation comme une avancée positive, car chaque information nous rapproche de la vérité», insiste Me Roukoz. «Mais nous voulons la vérité entière, pas une justice sélective».
La procédure reste néanmoins incertaine. Le Liban et la Bulgarie n’ont pas de traité d’extradition. Les autorités libanaises disposent de 40 jours pour transmettre un dossier complet et motivé. En attendant, le juge Bitar pourrait retarder la publication de son acte d’accusation.
Ces incertitudes nourrissent la frustration des familles, qui continuent de réclamer une enquête transparente. «Le sang des victimes ne doit pas servir à justifier une injustice contre quiconque», martèle Cécile Roukoz. Pour elle, l’arrestation d’Igor Grechushkin ne sera utile que si elle permet d’interroger «toutes les personnes impliquées dans cette affaire, afin que les véritables responsables soient punis».
Le 4 octobre en ligne de mire
L’arrestation d’Igor Grechushkin ne referme pas l’affaire. Elle rappelle au contraire la multiplicité des zones d’ombre: la destination du nitrate, l’implication des sociétés-écrans et le rôle de l’État libanais dans la négligence du stockage. Mais elle ravive aussi l’espoir d’une relance de l’instruction, à un moment où la société libanaise reste marquée par l’absence de justice.
Les familles des victimes, elles, entendent maintenir la pression. Fidèles à leur rendez-vous mensuel, chaque 4 du mois, elles prévoient de se rassembler de nouveau, à Beyrouth. Interrogée par nos soins à ce sujet, Me Cécile Roukoz confirme que le 4 octobre prochain pourrait être l’occasion de franchir une étape supplémentaire: «S’il ne se passe rien d’ici là, en plus des pancartes et des déclarations habituelles, nous pourrions brandir de nouveaux slogans, appeler les autorités libanaises à concrétiser l’extradition et adresser un message clair à la Bulgarie».
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