Sébastien Lecornu à Matignon, un deus ex machina pour la présidence Macron?
Le nouveau Premier ministre français et ancien ministre des Forces armées, Sébastien Lecornu (au centre, à l'arrière), réagit à la fin de la cérémonie de passation de pouvoir à l'Hôtel Matignon, à Paris, le 10 septembre 2025. ©Ludovic Marin / POOL / AFP

Le 8 septembre, l’Assemblée nationale française a infligé un désaveu majeur au Premier ministre François Bayrou en refusant massivement la confiance au gouvernement, précipitant sa chute. Installé depuis à peine neuf mois à Matignon, M. Bayrou a hérité d’un climat politique saturé de tensions et d’impasses institutionnelles. Sa démission, remise dès le lendemain au chef de l’État, et aussitôt acceptée, a ouvert la voie à une succession éclair: Sébastien Lecornu, ancien ministre des Armées et intime d’Emmanuel Macron, a été nommé dans la foulée à Matignon, devenant le septième chef de gouvernement des présidences macronistes – et le cinquième en seulement deux ans. Dans un pays où près de deux Français sur trois jugent désormais inévitable la démission du président, la nomination de Lecornu prend des allures de pari ultime: la dernière carte d’un président fragilisé qui espère conjurer la paralysie. Mais ce proche du chef de l’État peut-il véritablement se muer en deus ex machina d’une présidence vacillante, ou n’est-il qu’une nouvelle figure promise aux sables mouvants d’un système enlisé?

Le blocage institutionnel actuel trouve son origine dans la décision, il y a un peu plus d’un an, du président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale. Cette initiative, annoncée au soir de la cuisante défaite du camp présidentiel aux élections européennes et de la victoire du Rassemblement national de Marine Le Pen, se voulait un «exercice démocratique», censé redonner la parole au peuple. Elle s’est pourtant apparentée à un coup de poker inouï. Car, loin de consolider une majorité déjà relative, elle a précipité le pouvoir exécutif dans une situation encore plus précaire, réduisant le camp présidentiel au rang de troisième force parlementaire. De ce scrutin est née une configuration inédite: une tripolarisation du paysage politique français, où nul bloc ne détient la moindre majorité claire. L’Union des gauches, rassemblée sous la bannière du Nouveau Front populaire, le Rassemblement national et l’ex-majorité présidentielle se font désormais face dans une impasse durable, qui mine le fonctionnement des institutions et accentue la paralysie du pays. Ne pouvant constituer une majorité parlementaire claire, des concessions avec tous les bords politiques, texte par texte et cas par cas se sont avérées nécessaires, reléguant la France à une situation d’ingouvernabilité notable.

Le choix de Sébastien Lecornu à Matignon illustre la stratégie subtile d’Emmanuel Macron face à un paysage politique profondément fragmenté. Habile négociateur reconnu pour son rôle pendant la crise des Gilets jaunes en 2018, Lecornu n’est pas seulement un fidèle du président: il possède la réputation, objective et largement partagée, de savoir bâtir des compromis complexes entre forces antagonistes. Dans le contexte actuel, cette compétence devient cruciale: il lui faudra composer avec la droite républicaine, mais aussi avec le Rassemblement national, au moins pour garantir l’adoption des textes sans risque de censure. Son profil combine expérience ministérielle et pragmatisme politique, ce qui pourrait rassurer les acteurs institutionnels et permettre de négocier des accords essentiels, notamment sur le budget et les réformes prioritaires. Pour autant, la marge de manœuvre de Lecornu reste étroite. Même pour un habile négociateur, composer simultanément avec la droite républicaine, le Rassemblement national et la gauche sociale-démocrate relève d’un exercice périlleux. Chacun de ces partis impose ses lignes rouges et conditions, et la survie du gouvernement dépend du soutien minimum des trois pour éviter toute motion de censure. L’histoire récente montre l’ampleur de cette difficulté: ses prédécesseurs, notamment Michel Barnier et François Bayrou, n’ont jamais réussi à concilier ces forces antagonistes. Paradoxalement, Lecornu doit à la fois rester indissociablement lié à Macron, satisfaire les exigences minimales du RN pour éviter la censure, et composer en même temps avec la droite et la gauche modérée – un équilibre fragile qui pourrait limiter la portée de ses compétences de négociateur. Sans compter le problème déjà grandissant de l’opinion publique. Par son unique appartenance au camp présidentiel, le nouveau Premier ministre risque de devoir affronter une impopularité associée directement à celle du chef de l’État. Enfin, sa posture conciliatrice pourrait se heurter à l’impatience d’un peuple lassé des compromis permanents et des impasses institutionnelles. Lecornu incarne ainsi à la fois l’ultime carte stratégique d’un président fragilisé et le symbole d’une présidence contrainte de naviguer dans un système inédit, où aucune majorité claire ne se dégage et où la survie politique dépend de l’art délicat de la négociation, aussi impossible soit-elle.

Pour assurer sa survie à Matignon, Sébastien Lecornu devra s’engager dans un délicat exercice de concessions ciblées, calibrées au millimètre pour éviter toute motion de censure. Chaque texte soumis devra être évalué selon l’importance que lui attribuent les différentes forces parlementaires susceptibles de le contester: la droite républicaine, la gauche sociale-démocrate et le Rassemblement national. Il devra ménager les sensibilités de chacun, en adaptant subtilement les mesures proposées pour qu’aucune d’elles ne franchisse ses «lignes rouges» au point de déclencher une motion de censure. Parmi les concessions attendues figurent la modulation de certains projets budgétaires, des ajustements sur les réformes sociales et fiscales, ainsi que des compromis symboliques sur des textes sensibles touchant à l’identité ou à la sécurité, afin de garantir un soutien minimal. Mais la concession la plus cruciale réside dans l’usage du 49.3: si le Premier ministre recourt à cette arme constitutionnelle pour imposer un texte, il prend le risque de cristalliser l’impopularité et de démontrer qu’aucun consensus n’a été trouvé. Or, historiquement, c’est précisément l’usage du 49.3 qui a précipité la chute de plusieurs gouvernements, faute d’accord préalable avec au moins une des forces majeures. Lecornu devra donc s’interdire autant que possible d’y recourir, privilégiant la conciliation et les négociations fines, pour maintenir l’équilibre fragile d’une majorité inexistante et éviter que des décisions essentielles ne se heurtent à l’inévitable menace de censure.

Cet équilibre précaire conditionnera sa capacité à faire passer les textes décisifs et à stabiliser un exécutif fragilisé par la tripolarisation du parlement. Il est donc très probable que Sébastien Lecornu ne puisse pas naviguer dans une donne politique si antagoniste, si complexe, et que, malgré ses talents de négociateur reconnus, il se retrouve rapidement confronté à des blocages impossibles à résoudre. Cette situation confère dès l’origine au gouvernement un statut de sursis: chaque décision, chaque texte, chaque compromis devient un exercice périlleux, et la longévité de l’exécutif semble, avant même sa formation, limitée. Plus largement, c’est l’ensemble de la présidence Macron qui apparaît en sursis, confrontée à une assemblée fragmentée et à des forces parlementaires dont les lignes rouges sont incompatibles, dessinant un horizon où la stabilité gouvernementale reste profondément incertaine.

Pour l’heure, une censure expresse du gouvernement de Sébastien Lecornu, encore en cours de formation, apparaît très improbable, voire pratiquement impossible. Les deux forces capables de changer le destin d’un vote de censure – le Rassemblement national et la gauche sociale-démocrate – n’ont, dans la configuration actuelle, aucune raison immédiate de déclencher une telle procédure. La France insoumise, favorable à la censure, ne dispose à elle seule d’aucune majorité suffisante, et l’Union des gauches, incluant écologistes et communistes, ne peut non plus renverser le gouvernement sans le concours des socialistes et du Rassemblement national, ce qu’elle n’obtient pas.

Socialistes et RN cherchent à se positionner comme des partis responsables, soucieux de ne pas paraître comme des forces de blocage dès les premières heures d’un mandat. Cette posture confère à Lecornu une marge de manœuvre relative: il bénéficie pour l’instant d’une «majorité de non-censure», combinant le soutien implicite de la gauche modérée, du Rassemblement national et du camp présidentiel auquel il appartient. Cependant, cette donne reste fragile et provisoire. Les lignes rouges et les conditions des différents partis peuvent faire basculer l’équilibre à tout moment. À plus long terme, la survie du gouvernement semble compromise: il paraît presque impossible que Lecornu puisse naviguer jusqu’à la fin du mandat d’Emmanuel Macron. La simple appartenance au camp présidentiel, perçue comme un symbole de continuité du pouvoir exécutif, constitue déjà une provocation pour une partie de l’opinion publique, qui exerce une pression indirecte sur les parlementaires. Dès lors, la chute de ce gouvernement ou l’activation d’une motion de censure apparaît inévitable. Face à cette perspective, Emmanuel Macron se retrouverait à nouveau au pied du mur: former un sixième gouvernement en à peine plus de deux ans s’annonce comme une tâche extrêmement complexe, voire impossible. Une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale semble alors inéluctable – une première depuis 1830 sous Charles X. Si cette dissolution, à laquelle d’ailleurs 61% des Français se disent favorables selon un sondage pour LCI, ne permet pas de résoudre le blocage, le président pourrait se retrouver contraint d’envisager sa propre démission (soutenue par 64% des Français aujourd’hui selon BFMTV), un recours ultime bien qu’improbable, illustrant l’extrême fragilité et l’incertitude qui pèsent sur la stabilité des institutions françaises.

 

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