
En 1305, Giotto di Bondone peint une scène bouleversante de tendresse: le baiser entre Joachim et Anne, parents de la Vierge Marie, devant la Porte dorée de Jérusalem. Cette fresque, visible dans la chapelle des Scrovegni à Padoue, est considérée comme le tout premier baiser de l’histoire de l’art occidental.
À Padoue, dans la pénombre sacrée de la chapelle des Scrovegni, une scène attire immédiatement le regard, par sa douceur inattendue. Deux visages se frôlent, deux fronts s’effleurent, deux bouches se cherchent. Ce n’est ni Roméo ni Juliette, ni Tristan ni Iseut. C’est Joachim et Anne, couple biblique et parents de Marie, la future mère du Christ. Peinte par Giotto di Bondone vers 1305, cette fresque représente ce que beaucoup considèrent comme le premier baiser de l’histoire de l’art occidental. Un geste d’amour conjugal, à la fois pudique et chargé d’émotion, qui marque une rupture radicale avec les conventions artistiques de son temps.
Le cycle dans lequel s’inscrit cette scène est monumental: 38 fresques racontent la vie de la Vierge, depuis l’expulsion de Joachim du Temple jusqu’à la Crucifixion du Christ. Giotto, figure majeure de la pré-Renaissance italienne, y développe une narration innovante, fondée sur l’expression des sentiments humains. Dans un monde encore dominé par l’art byzantin, figé et hiératique, il insuffle à ses personnages une vie intérieure, des gestes crédibles, des émotions palpables. Son style préfigure déjà le Quattrocento.
La scène du baiser se déroule devant la Porte dorée de Jérusalem, lieu symbolique où Joachim et Anne, séparés depuis de longs mois, se retrouvent après avoir reçu, chacun de leur côté, la visite d’un ange leur annonçant qu’ils concevront un enfant. La Bible ne raconte pas cette rencontre; elle est tirée d’un texte ancien dont l’origine est incertaine, datant du IIe siècle, le Protévangile de Jacques, très populaire au Moyen Âge. L’épisode était donc connu du public chrétien du XIVe siècle, mais jamais il n’avait été représenté ainsi.
Un geste révolutionnaire
Dans la fresque, Joachim approche Anne avec une tendresse extrême. Leurs visages s’unissent dans une étreinte muette, leurs mains se tiennent avec une intensité retenue. L’émotion est contenue mais profonde. Ce n’est pas un baiser passionné ni une effusion sensuelle, mais un moment de joie pure, de reconnaissance réciproque, de promesse divine. Autour d’eux, deux femmes assistent discrètement à la scène, comme pour en souligner l’intimité et la rareté.
Ce que Giotto accomplit ici est inédit: il humanise les figures sacrées. Il leur donne des corps qui s’étreignent, des visages qui pleurent et des bouches qui s’embrassent. À une époque où la plupart des peintres représentaient encore la Vierge comme une icône figée, il la raconte à travers ses parents, ses origines charnelles et son enracinement affectif. L’incarnation du divin commence ici, dans ce baiser partagé par deux époux.
Techniquement, la scène témoigne aussi de la maîtrise nouvelle de Giotto: l’espace est crédible, les architectures sont en perspective, les drapés ont du volume et les personnages ont du poids. Giotto ne cherche plus à illustrer des vérités théologiques abstraites, mais à émouvoir, à faire ressentir la foi à travers l’expérience humaine. C’est pour cela que la scène touche encore aujourd’hui.
Certains historiens de l’art, comme Erwin Panofsky, ont souligné à quel point cette scène préfigure les recherches ultérieures de la Renaissance sur le naturalisme et la psychologie. D’autres, comme Georges Didi-Huberman, y voient le surgissement d’une «émotion vraie», c’est-à-dire d’un art où les sentiments ne sont pas seulement représentés, mais incarnés. Le baiser devient alors non seulement un acte d’amour, mais un moment de bascule pour l’histoire de la peinture occidentale.
L’œuvre de Giotto dans la chapelle des Scrovegni a exercé une influence majeure. Elle inspirera Masaccio, Fra Angelico, Piero della Francesca, jusqu’à Michel-Ange lui-même. La fresque du baiser a souvent été citée comme le point de départ d’un art plus humain, plus proche de l’expérience vécue, et donc, plus sensible à la chair qu’à l’abstraction.
Aujourd’hui encore, face à cette scène vieille de plus de sept siècles, le visiteur est saisi. Ce n’est pas seulement le «premier baiser de l’art occidental» qu’il contemple, mais le surgissement d’un nouveau regard. Un regard capable de voir dans le religieux non pas un dogme désincarné, mais une histoire d’hommes et de femmes, faite de séparation et de retrouvailles. Et, au milieu de tout cela, un baiser, pudique et éternel.
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