Chareh écarte le prétexte de Chebaa, Barrack propose un troc… Quid du Liban?
©Ali DIA / AFP

Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad et l’accession d’Ahmad el-Chareh à la présidence en Syrie, les rapports de force dans la région ont été bouleversés, y compris sur les questions de territoire et de souveraineté. Preuve en est, le cas des fermes de Chebaa.

La Syrie de Chareh ne brandit plus Chebaa comme prétexte pour justifier «la résistance», au nom de leur prétendue libération. Désormais, Damas revendique ces terres et réclame leur restitution, malgré les documents officiels prouvant leur appartenance au Liban.

C’est dans ce contexte que l’émissaire américain Tom Barrack a tenu des propos jugés choquants par les responsables libanais: «Je suis allé à Chebaa. Franchement, j’ai cru que c’étaient des fermes de chevaux de race comme dans le Kentucky. C’est le plus bel endroit que j’aie vu sur Terre», a-t-il affirmé. Avant de s’interroger: «Sur quoi vous battez-vous exactement?» Et de conclure: «Échangeons d’autres terres, puisqu’il s’agit de terrains sans valeur.» Une proposition de troc territorial qui a suscité étonnement et indignation à Beyrouth.

L’affaire des fermes de Chebaa ne date pourtant pas d’hier. Depuis le retrait israélien du Liban en 2000, cette enclave montagneuse reste un point de discorde majeur. Beyrouth affirme que Chebaa – tout comme les collines de Kfarchouba – est un territoire libanais, occupé illégalement par Israël depuis 1967. Les habitants, expulsés après avoir refusé de céder leurs terres, se voient interdire tout retour ou exploitation agricole. Leurs témoignages sont consignés dans des documents officiels, notamment auprès des Nations unies et dans les procès-verbaux de la gendarmerie de Chebaa.

Les fermes de Chebaa sont bel et bien libanaises. Ce fait a été reconnu tant par les Nations unies que par la Syrie notamment en mai 2000, à la veille du retrait israélien du Liban-Sud. Le 16 mai de cette année-là, le chef de la diplomatie syrienne de l’époque, Farouk el-Chareh, avait personnellement confirmé leur appartenance au Liban lors d’un appel au secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan. Cette reconnaissance visait à renforcer la légitimité de la résistance et sa mission de libération des territoires occupés.

Malgré cela, les autorités libanaises n’ont jamais pris les mesures nécessaires pour officialiser ce statut. Résultat: les fermes de Chebaa ne sont toujours pas intégrées à la zone d’opération de la Finul, 22 ans après.

En 2006, Kofi Annan avait proposé une procédure de formalisation en appelant Beyrouth et Damas à fournir les documents de transfert de souveraineté. Mais la Syrie n’a jamais transmis de preuve écrite, et le Liban n’a jamais insisté pour l’obtenir.

En 2007, la mission libanaise à l’ONU a indiqué que le secrétaire général recommandait dans un rapport périodique sur la résolution 1701, un retrait immédiat d’Israël des fermes, les considérant comme libanaises. Un an plus tard, lors du sommet entre Michel Sleiman et Bachar el-Assad à Damas, les deux présidents ont réitéré cette position dans leur communiqué final: «Les deux parties soulignent la nécessité du retrait israélien des fermes libanaises de Chebaa.»

Ces éléments parmi tant d’autres confirment l’identité libanaise des fermes de Chebaa. Un ancien responsable libanais rappelle cependant que, malgré cette reconnaissance, la Syrie s’est toujours opposée à une délimitation des frontières, surtout depuis le sud, invoquant l’occupation israélienne des fermes. Elle exigeait de commencer le tracé par le nord, mais sans jamais concrétiser cette démarche.  Une posture visant, selon lui, à éviter tout contrôle frontalier susceptible de freiner la circulation du Hezbollah ou de rompre le lien stratégique entre l’Iran et le Liban-Sud.

Avec la chute du régime de Bachar el-Assad et l’arrivée d’Ahmad el-Chareh au pouvoir, ce dernier a affiché une volonté claire de délimiter la frontière avec le Liban afin d’en contrôler les flux, de lutter contre la contrebande et de couper la route logistique reliant l’Iran au Hezbollah, marquant ainsi la sortie de la Syrie du camp de la Moumanaa. Ce virage a été soutenu par l’Arabie saoudite, qui a parrainé une rencontre à Riyad entre les ministres de la Défense libanais et syrien pour s’accorder sur le tracé. Paris a également contribué en fournissant à Beyrouth les cartes du mandat français sur le Liban et la Syrie afin de résoudre les litiges liés aux zones de superposition. De son côté, Washington a salué l’initiative de Chareh et appelé à accélérer la délimitation pour sécuriser la frontière et endiguer la contrebande.

Durant cette période, Chareh a soigneusement évité d’aborder frontalement le statut des fermes de Chebaa, pour plusieurs raisons, la principale étant son implication dans des négociations avec Israël en vue de rejoindre les accords d’Abraham et de normaliser les relations. Dans cette optique, le dossier de la délimitation des frontières avec le Liban a été mis en suspens, afin d’éviter que la Syrie ne perde officiellement Chebaa avant la conclusion d’un éventuel accord avec Tel-Aviv.

C’est dans ce contexte que l’émissaire américian Tom Barrack a surpris la classe politique libanaise en suggérant un échange territorial: que le Liban renonce aux fermes de Chebaa en contrepartie d’autres terres. Une proposition révélatrice d’un assouplissement américain vis-à-vis de Chareh, perçu à Washington comme l’homme qui a détaché la Syrie du giron iranien.

La volonté de Chareh d’annexer Chebaa poursuit un objectif politique clair: priver la résistance son principal argument, à savoir, libérer un territoire libanais encore occupé, et délégitimer de facto son arsenal. Contrairement au régime de Bachar el-Assad, qui reconnaissait leur appartenance au Liban pour justifier le maintien des armes du Hezbollah, Chareh affirme aujourd’hui que Chebaa est un territoire syrien.

Pourquoi les fermes de Chebaa cristallisent-elles tant de tensions? Tout simplement parce que la zone est stratégique. Riche en ressources hydriques, Chebaa constitue un réservoir vital pour Israël, qui ne veut pas s’en défaire.

Plusieurs propositions de règlement circulent alors, dont le maintien de forces internationales à la fois dans les fermes de Chebaa et sur le plateau du Golan.

Reste à savoir quelle sera la position du Liban: parviendra-t-il à obtenir de la Syrie une reconnaissance officielle de la libanité de Chebaa, ou finira-t-il par céder à la logique de troc proposée par Barrack: Chebaa contre la paix?

 

Commentaires
  • Aucun commentaire