Port de Beyrouth, cinq ans après: enquête au point mort ou justice en marche?
©Ici Beyrouth

Cinq longues années. Cinq ans depuis le fracas du 4 août 2020, depuis ce nuage en forme de champignon qui a englouti la capitale, broyé des centaines de vies et traumatisé un pays tout entier. Et pourtant, à Beyrouth, la vie a repris, comme si de rien n’était. Comme si plus de 240 personnes n’avaient pas été tuées, comme si plus de 7.000 individus n’avaient pas été blessés et comme si le pays n’était pas en proie à une multitude de crises, aussi bien économique, que politique et sécuritaire.

À regarder la ville, on voit bien que les terrasses sont pleines, que les ruines se sont effacées derrière de nouveaux projets immobiliers et que dans les discours officiels, plus personne (ou presque) ne parle de nitrate d’ammonium.

Il n’en demeure pas moins que derrière cette normalité factice, une question obsède les survivants, les familles des centaines de morts et des milliers de blessés: où en est l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth? Et surtout, allons-nous continuer de masquer la vérité?

D’autant plus que le président fraîchement élu, Joseph Aoun, et que le Premier ministre, Nawaf Salam, au lendemain de la formation du gouvernement, avaient juré de «faire toute la lumière sur l’affaire». Une promesse qui a été réitérée le 31 juillet dernier, dans un discours qu’a prononcé le chef de l’État, à l’occasion de la fête de l’armée.

«Les tabous tombent, les immunités sont levées et les personnes impliquées (dans l’affaire sur l’explosion du 4 août, ndlr) seront poursuivies et emprisonnées sans protection, si ce n’est celle de la loi», avait alors lancé M. Aoun, avant de souligner que «c’est le début d’un long processus de responsabilisation, dont seuls les juges sont les garants». Si ce message est porteur d’espoir, il n’en demeure pas moins qu’il puisse être confronté à un obstacle majeur: celui selon lequel plusieurs des ministres et députés pointés du doigt dans l’affaire remettent en question le droit du juge Bitar de les poursuivre. En effet, et selon eux, il appartient à la Haute Cour chargée de juger les présidents, chefs de gouvernement et ministres de les auditionner et non pas à une juridiction ordinaire. Une thèse que réfutent certains juristes qui évoquent l’argument de l’intention probable.

Une relance contrariée

En janvier 2025, coup de théâtre: après deux ans d’interruption, le juge Tarek Bitar reprend les rênes de l’enquête. Sa réapparition inattendue a provoqué une onde de choc dans les milieux judiciaires. Dans la foulée, il convoque plusieurs personnalités de haut rang, dont l’ancien directeur général de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, et l’ancien directeur de la sécurité de l’État, le général Tony Saliba. Si certains ont répondu à l’appel, d’autres ont feint la surdité. Il s’agit notamment de deux figures clés, à savoir le député et ancien ministre des Travaux publics, Ghazi Zeaïter, et le procureur général près la Cour de cassation, le juge Ghassan Oueidate.

Le premier, aurait dû comparaître, dernièrement, le 18 juillet 2025. Il a été interpellé à cet effet, après de multiples refus précédents. Le second a refusé d’être notifié de son audience prévue le 21 juillet. Aucun des deux ne fera acte de présence, nous confie-t-on de source proche du dossier.

Il faut dire que, plus tôt, soit le 15 juillet, un huissier de justice, mandaté par le successeur de M. Oueidate, le juge Jamal Hajjar, s’est présenté à son domicile à Chehim pour lui remettre la convocation. L’accusé réceptionne le document mais refuse de le signer, expliquant par écrit, dans un mot manuscrit joint au dossier, qu’il ne reconnaissait ni l’autorité ni la légitimité du juge Bitar. Dans un style plus politique que juridique, il a même qualifié le magistrat chargé d’instruire l’enquête sur l’explosion au port, de «partie invalide», allant jusqu’à appeler le procureur général à porter plainte contre lui.

Et pourtant, si les procédures de notification sont conformes à la loi, ce qui semble être le cas, selon des sources judiciaires interrogées par Ici Beyrouth, le juge d’instruction n’a pas besoin d’obtenir leur présence physique. Il pourra considérer que la notification a été faite, les inculper par défaut et publier son acte d’accusation après l’avoir transmis au procureur général près la Cour de cassation, qui devra rendre un avis non contraignant.

Une enquête maudite?

Comment en est-on arrivé là? Pour comprendre l’impasse actuelle, il faut revenir aux origines de l’enquête.

Le premier à hériter de ce dossier explosif fut le juge Fadi Sawan. Dès 2020, il tente d’interroger plusieurs anciens ministres: Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter, Youssef Fenianos. Les pressions politiques sont alors immédiates. Deux ministres déposent un recours, arguant d’un «soupçon légitime» de partialité. En février 2021, le magistrat Sawan est dessaisi par la Cour de cassation.

C’est alors que Tarek Bitar prend le relais. Il convoque ministres, chefs sécuritaires, anciens Premiers ministres et même le président Michel Aoun dans une lettre de questions. Et c’est là que le blocage reprend de plus belle. Les recours pleuvent. L’enquête s’enlise. En janvier 2023, Ghassan Oueidate, pourtant mis en cause, s’autoproclame compétent et ordonne la libération des 17 détenus de l’affaire. Il ouvre même des poursuites contre le juge d’instruction. L’enquête est suspendue. Le juge reste paralysé pendant près de deux ans.

Les pouvoirs publics orchestrent eux aussi un sabotage méthodique: blocage des nominations judiciaires, refus de comparution, manœuvres juridiques. 

Aujourd’hui, l’on assiste toutefois à la chute d’un mur après huit longues années. Celui des nominations judiciaires, dont les dernières remontent à l’an 2017. En effet, le 30 juillet dernier, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a signé les nominations et permutations judiciaires qui concernent 524 magistrats, avant de les transmettre au ministre de la Justice, Adel Nassar. De deux choses l’une: soit le ministre approuve le projet de nominations, soit il émet des observations à son encontre.

Dès lors, et dans le second cas de figure, le CSM se retrouve face à deux alternatives: tenir compte des observations du ministre et modifier le projet ou l’adopter tel que présenté, à la majorité de sept des dix membres qui composent le CSM.

Dans un troisième temps, ce sont aussi bien la signature du ministre de la Défense que celles du ministre des Finances, du Premier ministre et du président de la République qui devront y être apposées.

Ces nominations sont d’autant plus cruciales qu’elles permettent la (re)constitution de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, seule instance capable de statuer sur les recours visant M. Bitar. Or, cette assemblée est dysfonctionnelle depuis janvier 2022 à cause d’un défaut de quorum du au départ à la retraite de certains de ses membres. Le CSM avait, dans le passé et à plusieurs reprises, élaboré un projet de nominations qui a été bloqué pendant des mois au ministère des Finances. L’ancien ministre, Youssef Khalil (proche du président de la Chambre Nabih Berry), refusait de signer le document, citant «un déséquilibre et une ambiguïté dans le texte».

La scène du crime toujours inexpliquée

Au cœur de cette affaire? Un stock de 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, emmagasiné pendant six ans dans un entrepôt du port. Le navire Rhosus, battant pavillon moldave, affrété par un homme d’affaires russo-chypriote, Igor Grechushkin, devait théoriquement livrer sa cargaison au Mozambique. Mais depuis 2020, personne n’a pu retracer de manière crédible les circuits de financement, les responsabilités logistiques, les bénéficiaires finaux.

Des noms de sociétés écrans, des soupçons de réseaux libanais et syriens, des marchandises potentiellement déroutées à des fins militaires ou industrielles… Le flou demeure. Et aucune autorité n’a encore eu le courage d’éclairer cette zone d’ombre. Aucune explication scientifique confirmée n’a, jusqu’alors, été adoptée pour élucider les raisons de la déflagration, pourtant «simple» à comprendre, selon les experts.

Face à l’échec de la justice au niveau local, plusieurs procédures ont été ouvertes à l’étranger, tant par le bureau d’accusation du barreau de Beyrouth que par des victimes binationales. Il s’agit notamment de pays comme la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Des organisations non gouvernementales, comme Human Rights Watch, Legal Action Worldwide et Amnesty International ont aussi réclamé une enquête internationale.

Si quelques décisions ont pu être extraites notamment grâce au dur labeur du bureau d’accusation et des familles des victimes, la communauté internationale continue de faire la sourde oreille. Aux multiples appels lancés par le juge Bitar pour une éventuelle collaboration, une remise des images satellite, des rapports d’expertise… aucune réponse n’a été fournie.

Pour le magistrat, une issue est possible à l’heure actuelle. S’il parvient à franchir les ultimes obstacles procéduraux, à qualifier de légales les notifications refusées et à publier son acte d’accusation, alors une étape capitale sera franchie: celle de l’inculpation formelle. La suite dépendra alors de l’État ou de ce qu’il en reste.

Si l’histoire de cette enquête, comme de toute autre précédemment menée pour des affaires nationales, nous a appris quelque chose, c’est que la vérité, au Liban, n’est qu’une affaire de volonté politique plus que de procédure judiciaire.

 

 

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