
L’armée israélienne bombarde depuis deux jours les milices syriennes devenues supplétives de l’armée régulière. Ce mercredi, l’aviation a même effectué un raid sur l’entrée du quartier général syrien à Damas. Message militaire et politique: il n’est pas question de tolérer la poursuite des exactions contre les druzes syriens.
Le problème, c’est que sur le terrain, comme d’habitude, le flou entoure l’identité de ceux qui attaquent les zones druzes. Soldats? Ex-membres de la nébuleuse islamiste qui a porté Ahmad el-Chareh au pouvoir? On a même entendu dire que les assaillants étaient des... bédouins. Toujours est-il que des hordes armées ont fait irruption dans la plus grande ville druze, Soueida. Semant la terreur.
Ne pas connaître l’origine précise des combattants a ceci de pratique: il devient difficile de désigner des responsables. L’ennui, c’est que cela semble devenir une sorte de marque de fabrique du nouveau régime syrien.
En résumé: sur le terrain, des attaques contre les minorités; dans les salons feutrés du pouvoir, des communiqués les condamnant et appelant à l’unité nationale. Cette ambiguïté permanente est le miroir du nouvel homme fort de la Syrie. De chef djihadiste à président en costume-cravate serrant la main des diplomates occidentaux (quand il s’agit d’hommes, évidemment: les réflexes ont la vie dure), la trajectoire d’Ahmed el-Chareh, jadis connu sous le nom d’Al-Jolani, relève de l’invraisemblable. Figure emblématique du Front al-Nosra, émanation syrienne d’Al-Qaïda, il a troqué ses prêches salafistes contre des discours nationalistes. Une mue spectaculaire. Trop spectaculaire, pour certains.
Est-ce réellement un homme repenti qui gouverne à Damas? Ou simplement une continuité stratégique, maquillée sous une modération sémantique? Les récents événements dans la région sèment le doute et rappellent que les habits du pouvoir peuvent cacher de vieilles fidélités.
Pendant près d’une décennie, Al-Jolani fut l’un des visages les plus redoutés du conflit syrien. Ancien membre d’Al-Qaïda passé par l’Irak, il fonde en 2012 le Front al-Nosra, qui mène une guerre sans merci contre le régime de Bachar el-Assad. Mais en 2016, il annonce sa rupture avec Al-Qaïda, rebaptise son mouvement Fatah al-Cham, puis Tahrir al-Cham, et adopte un discours plus pragmatique, plus local, moins globalement djihadiste. C’est à cette époque qu’émerge l’homme politique Ahmed el-Chareh: habile, manœuvrier, prêt à dialoguer avec des acteurs régionaux, notamment turcs et qataris. Certains le disent secrètement conseillé par des services de renseignement, d’autres par des figures retournées de l’appareil sécuritaire syrien. Depuis la fuite de Bachar el-Assad, il se présente comme une figure de compromis pour une transition politique syrienne. Il promet la stabilité. Il garantit l’unité du pays. Il jure qu’il a tourné la page du salafisme armé. Mais le brouillard s’épaissit.
Sur la côte syrienne, au printemps dernier, des villes et villages alaouites et chrétiens ont été attaqués par des groupes armés, là encore, non identifiés. Les témoignages évoquent des massacres, des tactiques de guérilla, une coordination militaire avancée et des commandants liés à l’ancien Front al-Nosra. Officiellement, le gouvernement condamne. Mais rien n’est fait. Pas d’arrestations. Pas d’enquête. Pas de revendication claire non plus.
C’est le même scénario qui se produit actuellement dans le sud-ouest, dans les zones druzes. À chaque fois, les ramifications remontent à des réseaux liés à El-Chareh, parfois même à des figures proches du cercle présidentiel.
L’objectif? Certains analystes évoquent une stratégie de pression indirecte sur les minorités, pour les affaiblir politiquement, ou les forcer à des compromis territoriaux. D’autres parlent d’un nettoyage communautaire progressif, dissimulé derrière l’écran de fumée de la confusion militaire. Enfin, il y a ceux qui pensent qu’El-Chareh est sincère, mais qu’il ne contrôle pas la situation, ni les groupes militaires qui lui ont été fidèles.
Au Liban, on observe tout cela avec la prudence de ceux qui ont déjà subi le diktat de la famille Assad, avec son cortège de destructions, d’assassinats, de mensonges et de corruption. Avec 2,5 millions de Syriens présents sur son sol, la question d’une infiltration politique et militaire se pose avec acuité. Dans le Nord, dans la Békaa, dans certains quartiers de Beyrouth, des réseaux communautaires bien organisés ont émergé. Conséquence de l’incurie des gouvernements libanais successifs, personne ne sait vraiment combien ils sont. Personne n’a non plus la moindre idée de la quantité d’armes présente dans certains camps de «déplacés».
Y a-t-il au Liban une cinquième colonne prête à être activée? Certains rapports en font l’hypothèse.
Du pain béni pour le Hezbollah, qui tente de trouver des prétextes pour ne pas désarmer. La milice pro-iranienne commence à écrire le récit de la nécessité de garder son arsenal pour «défendre les minorités et le Liban» contre les nouveaux bataillons de Daech. Un récit aussi creux que celui de la «résistance contre Israël», dont on a vu l’incroyable futilité. Une voie tout aussi dangereuse pour un Liban qui en a par-dessus la tête des chimères dogmatiques. L’armée libanaise est là pour protéger le pays. Le Hezbollah doit remettre à l’État son arsenal, sous peine, précisément, de donner des arguments à ceux qui, à Damas, se mettraient à fantasmer sur la renaissance de Bilad al-Cham.
L’Histoire, au Levant, ne se répète pas. Elle ruse.
On attribue à Tacite cette citation: «Le visage du pouvoir change, mais ses griffes restent les mêmes.»
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