
L’Église maronite a célébré le 10 juillet, pour la première fois depuis leur canonisation, une messe en l’honneur des saints Frères Massabki.
Le 22 juin dernier, un attentat à l’intérieur de l’église grecque-orthodoxe Saint-Elie, à Damas, en pleine messe, a fait 25 morts et une cinquantaine de blessés.
Réagissant à cet acte injustifiable, le patriarche grec orthodoxe d'Antioche, Youhanna X, assure, à raison, que les victimes de l’attentat méritent d’être considérées comme des martyrs de la foi, à l'instar de ceux qui tombèrent, par le passé, au Liban, en Irak ou en Égypte.
C’est particulièrement vrai pour deux courageux hommes qui, au mépris de leur vie, couchèrent au sol l’assaillant qui actionnait sa ceinture explosive. Que cet attentat soit la réponse à une offense ou pas, comme on l’a dit, rien ne pouvait justifier un acte aussi haineux.
Des chroniqueurs ont avancé qu’il s’agissait là du premier attentat à l’intérieur d’une église en Syrie, depuis les massacres de 1860 à Damas. C’est dire la dose de fanatisme qu’il contenait.
Or le hasard du calendrier a fait que l’Église maronite a célébré, ce jeudi 10 juillet, date de leur martyre, les deux premiers offices en l’honneur des trois Frères Massabki, après leur canonisation par le pape François, le 20 octobre 2024.
Deux messes ont marqué ce souvenir, la première en l’église Saint-Jean de Jounieh, l’autre en l’église du siège d’été de l’archevêché maronite de Sarba, à Achkout.
Il était d’abord question d’en faire une commémoration œcuménique (voir encadré), mais des circonstances imprévues ont entraîné le report de cet événement.
Les Frères Massabki furent, avec 11 religieux franciscains européens, parmi les victimes des pogroms de Damas au cours desquels, encerclés par des milices druzes et musulmanes, plusieurs milliers de chrétiens – certains avancent le chiffre de 11.000 – furent massacrés à Bab Touma, le quartier chrétien de la capitale syrienne.
Parmi les victimes figurait Francis Massabki, un «grand seigneur», un commerçant aussi riche qu’intègre, attentionné aux pauvres, père de huit enfants.
Au jour tragique du 10 juillet, Francis et ses frères, Rouphaël et Abdel Mohti, se barricadèrent dans le couvent des franciscains près de Bab Touma. Mais un traître introduisit les émeutiers par une porte dérobée. Les assassins mirent la main d’abord sur Francis. Ce dernier avait prêté 8.000 piastres à l’un des notables de la communauté musulmane, Abdallah el-Halabi, qui se trouva être l’un des instigateurs des violences. Ses hommes de main proposèrent à Francis, de la part de leur maître, de devenir musulman en échange de la liberté et d’une assurance de salut pour toute sa famille. On doit à un témoin la réponse qu’il leur fit: «Cheikh Abdallah peut garder mon argent. Vous pouvez prendre ma vie. Mais ma foi, nul ne peut me l’arracher. Je ne peux renier mon Dieu. (…). Je suis chrétien.» Il fut achevé à coups de poignards et de haches. Ses deux frères, dont l’un n’était qu’un simple d’esprit, refusèrent eux aussi de renier leur foi, et subirent le même sort barbare. Le sort des religieux franciscains du couvent ne fut pas meilleur. Certains, semble-t-il, réussirent à se cacher et à échapper à la mort.
Tués ensemble, les frères Massabki et onze Franciscains furent béatifiés ensemble, en 1926, sur une démarche de l’Ordre des Franciscains. Toutefois, leur souvenir s’estompa peu après pour diverses raisons, en particulier la Seconde Guerre mondiale, les premiers pas du Grand Liban, la réouverture de la tombe de saint Charbel dans les années 50 et le procès en canonisation de sainte Rafqa. C’est une découverte fortuite, en 2002, qui relança le processus de canonisation.
Cette année-là, des visiteurs du siège d’été de l’évêque maronite de Sarba, à Achkout, découvrirent fortuitement, dans une remise du bâtiment, deux jaquettes en carton d’un rose fané, contenant des écrits en arabe de Mgr Béchara Chémali, l’évêque maronite de Damas, contemporain des massacres. À l’époque, en effet, l’évêché de Sarba s’étendait jusqu’à Damas. Les visiteurs constatent, stupéfaits, que les écrits de Mgr Chémali portent sur la vie des frères Massabki et les étapes de leur béatification. On trouva aussi, dans cette même remise, un vase d’ossements qu’une plaque attribuait aux frères Massabki et à huit pères franciscains tués le même jour, et enterrés ensemble dans une fosse commune. Communiquée à l’évêque Guy-Paul Noujeim, cette fantastique découverte conduira, par des arcanes théologiques dont seul le Vatican a le secret, à leur canonisation commune.
Par-delà les frontières confessionnelles
Il saute aux yeux que les drames de 1860 et du 22 juin dernier ont en commun de transcender les frontières confessionnelles, puisque leurs victimes, indépendamment de leur appartenance diverse – latine, maronite, orthodoxe – tombent parce qu’elles sont fils de la Croix. Le pape François a pu parler à ce sujet de «l’œcuménisme du sang».
Dans un discours prononcé devant le pape copte Tawadros II, en mai 2014, François avait affirmé en effet: «Le sang des martyrs d’aujourd’hui nous unit. Dans certaines régions du monde, on tue des chrétiens parce qu’ils portent une croix ou possèdent une Bible, et avant de les tuer, on ne leur demande pas s’ils sont évangéliques, orthodoxes, luthériens, catholiques… Non! Ils sont chrétiens, et leur sang est le même. C’est l’œcuménisme du sang.»
Pour le pape, l’œcuménisme du sang, bien plus qu’une figure de style, est une réalité vivante qui relie les martyrs de 1860 et ceux de 2025, à des milliers d’autres qui tombent aujourd’hui en Afrique, en Asie et en Amérique latine, dans une communion plus éloquente que tous les mots.
Le sang versé pour la foi devient ainsi un pont entre les confessions, un appel impérieux à l’unité.
Les chrétiens et l’Histoire
Dans une conférence sur le christianisme en Orient donnée en 2010 à l’Université Saint-Joseph, le patriarche émérite des Latins de Jérusalem, Michel Sabbah, rappelait en une maxime large et exhaustive que «l’Histoire est le lieu de notre rencontre avec Dieu», une phrase qui fait écho à celle du prêtre et théologien Romano Guardini affirmant que «l’éternité est préparée dans le temps» (in Le Messie).
C’est à ce point de rencontre que se tiennent aujourd’hui toutes les Églises orientales.
Cette Histoire, c’est celle que nous vivons en ce moment. Ce n’est pas un nouveau Moyen-Orient qui surgit en ce moment sous nos yeux éberlués, mais le Moyen-Orient du plus fort. «À tous ceux qui partent pour oublier leur maison, et le mur familier aux ombres» (Shéhadé), il faut dire que point n’est besoin de quitter l’Orient pour survivre. Car les dangers que courent les chrétiens ne viennent pas tous de la lecture fondamentaliste du Coran. D’autres dangers viennent du sécularisme soufflant de l’Occident et diffusé «à pleins tubes» par toutes sortes de réseaux électroniques. Ces dangers sont subtils, parce qu’ils portent des «masques» qui explosent en silence dans les cerveaux et les cœurs.
Saint Paul a clairement averti que ce que l'on prend parfois pour un «ange de lumière» n'est en réalité qu'un tissu de mensonges.
Contre ces dangers aussi, l’Église et nos universités chrétiennes doivent faire leur devoir de mise en garde. La consommation d’alcool, l'abolition des interdits alimentaires ou vestimentaires, le voile par exemple, ne sont pas le christianisme, mais des libertés que nous a obtenues à grand prix Celui qui nous a libéré du joug de la Loi judaïque; et qui restent soumises selon l’Apôtre Paul, au grand commandement de l’Amour de Dieu et, inséparablement, du prochain.
Les rapports islamo-chrétiens
Certes, la dimension politique a son mot à dire. Pour citer une nouvelle fois le patriarche Sabbah: «La survie et la croissance des chrétiens du Moyen-Orient arabe est aussi une question arabe et musulmane (…) L’émigration des chrétiens nécessite une action de l’État comme tel, et une action de la société entière qui exprime clairement son accueil et inspire tranquillité et stabilité. Ce mouvement vers l’autre, qui lui est spécifique, l’Arabe chrétien l’attend encore de la part de l’Arabe musulman.»
C’est par conséquent, et plus que jamais auparavant, pour tous les Libanais, chrétiens et musulmans, et pour nous tous chrétiens orientaux, l’heure du choix, celui de la nécessité comme celui de l’ouverture, du dialogue et de la vigilance, en ce temps de confusion et de désordre.
Saint Joseph de Damas
Méconnue par les chroniqueurs, l’une des victimes les plus saintes des massacres de Damas, fut le prêtre grec-orthodoxe Joseph Georges Haddad Ferzli, canonisé par son Église sous le nom de saint Joseph de Damas.
Né à Beyrouth le 15 mai 1793, le Père Joseph, ordonné prêtre à Damas en 1817, fut de 1836 à sa mort, directeur de l'École patriarcale (séminaire de Balamand), une institution dont il fit un centre majeur de formation théologique pour toute la région moyen-orientale. Il traduisit et corrigea de nombreux textes liturgiques en arabe, favorisant le renouveau de l’orthodoxie antiochienne et se distingua aussi par sa pastorale durant les épidémies et crises sanitaires, notamment la fièvre jaune de 1848. Durant les massacres des 9 et 10 juillet 1860, le Père Joseph resta dans la cathédrale patriarcale de Bab Touma, priant avec les fidèles, administrant la communion et soutenant moralement les personnes craignant la mort. Le 10 juillet 1860, sorti pour cacher les espèces sacrées, il fut reconnu par des assaillants et brutalement tué à coups de hache, avec la communion encore sur lui. Il fut canonisé en 1993. Parmi ses élèves, on compte plusieurs évêques et archevêques, y compris saint Raphaël de Brooklyn. Sa fête est célébrée le 10 juillet, jour de son martyre.
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