Entre le Liban et la Syrie, 375 km de frontière, 35 points de litige et une volonté politique absente?
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Lorsque le Grand Liban fut proclamé le 1er septembre 1920 par le général Henri Gouraud, une nouvelle réalité géopolitique vit le jour. Le nouvel État libanais ne se limita pas au Mont-Liban historique: il inclut également une partie du sandjak de Tripoli, une portion du sandjak de Saïda, la ville de Beyrouth, ainsi que quatre cazas rattachés au territoire libanais: Baalbeck, la Békaa, Rachaya et Hasbaya.

Pour donner forme à cette nouvelle entité, il était nécessaire d’en fixer les frontières. Le général Gouraud publia un jour avant la proclamation du Grand Liban, soit le 31 août 1920, le décret n°318, établissant les limites de l’État selon les contours des cazas qui lui furent annexés. Ces limites administratives, héritées de l’Empire ottoman, furent dès lors considérées comme les frontières politiques de l’État libanais, explique l’ancien chef du secteur sud Litani de l’armée libanaise, le général à la retraite, Khalil Gemayel, interrogé par Ici Beyrouth.

Par exemple, dans le caza du Hermel, le village frontalier de Qasr servait de repère pour tracer la frontière. Il en allait de même pour d’autres localités réparties tout au long de la ligne de séparation entre le Liban et la Syrie, dont les délimitations remontaient à l’époque ottomane.

Mais contrairement à la frontière sud avec la Palestine alors sous mandat britannique, tracée selon une ligne militaire, la frontière libano-syrienne n’a jamais fait l’objet d’une démarcation militaire claire, car les deux pays étaient alors sous mandat français. C’est donc une frontière dite administrative ou civile, fondée sur des réalités locales, village par village.

C’est dire qu’«une définition n’est pas une délimitation», martèle le général de brigade, Jihad Merhi. Pour qu’une frontière soit officiellement reconnue, cinq étapes successives sont nécessaires, signale-t-il: la définition, la démarcation, la fixation sur le terrain, la signature bilatérale et internationale, et enfin la gestion administrative et sécuritaire.

«Si la première étape fut accomplie par le général Gouraud, les suivantes furent inabouties», souligne le général Merhi. Durant le mandat français, la frontière libano-syrienne était perçue comme une ligne intérieure au sein d’un même territoire sous contrôle de Paris, ce qui explique le manque d’intérêt des autorités françaises pour sa formalisation, nous confie-t-il. Les archives françaises qu’il a consultées évoquent d’ailleurs ces frontières comme des «frontières administratives internes».

Les premières tentatives de délimitation

Depuis l’an 1923, le Conseil représentatif du Grand Liban confia la mission de délimitation à des ingénieurs topographes et des experts français et libanais. L’un des plus importants fut Camille Deraffourd, chef de la section topographique des Services fonciers, affilié au Haut-Commissariat de la République française en Syrie et au Liban, chargé de définir les frontières du Liban avec la Syrie, relate le général Gemayel. Son travail, lent et complexe en raison de nombreux litiges locaux, couvrit une portion importante de la frontière, allant de Nahr el-Kabir au nord jusqu’à Ras Baalbeck. Il s’interrompit en 1939 avec le début de la Seconde Guerre mondiale, avant sa mort au Liban en 1941, poursuit-il.

Parallèlement, un capitaine français, le capitaine Dujardin, fut mandaté dans les années 30 pour appuyer ce travail. «Si les relevés de Camille Deraffourd furent acceptés par les autorités syriennes, une partie de ceux de Dujardin furent contestés, notamment dans la région située entre Ras Baalbeck et le village frontalier de Nahlé, une zone aujourd’hui considérée comme l’une des plus litigieuses et qui s’étend sur 130 km2», note le général Gemayel.

Laissée en suspens au lendemain de 1939, la question frontalière a cependant ressurgi après le départ des Français et la fin de leur mandat.  

Quand les limites cadastrales ne suffisent plus

Après les indépendances du Liban et de la Syrie dans les années 1940, le processus de délimitation ne fut pas abandonné. «Des commissions mixtes libano-syriennes furent mises en place pour reprendre le travail», souligne le général Gemayel. L’une des plus efficaces fut celle composée du juge syrien Ahmad Abara et de l’officier libanais Antoine Dahdah, directeur des affaires géographiques au sein de l’armée libanaise, rappelle-t-il. Ce comité régla de nombreux différends, mais ne parvint pas à épuiser tous les points de friction, pour des raisons que nous étudierons ultérieurement.

Sur les modalités de définition des frontières, le général Merhi précise que sur certains secteurs, les frontières ont été fixées en se basant sur les limites cadastrales des propriétés privées, en identifiant la dernière parcelle enregistrée au nom d’un Libanais et la première au nom d’un Syrien. Ce système, qualifié de limites cadastrales, a permis de résoudre partiellement certains litiges.

Plus problématiques sont les terres appartenant à l’État, sans propriété privée, ni cadastre clair. Dans ces cas, les repères fonciers sont absents et les villages sont souvent imbriqués les uns dans les autres, avec des habitants syriens résidant sur des terres libanaises, parfois depuis plusieurs générations. C’est le cas de Mazraat Deir el-Achayer (Rachaya), officiellement sur territoire libanais, habitée en grande partie par des Syriens qui dépendent toutefois de Damas pour les services publics.

«Ces situations complexes appellent des solutions politiques avant tout», se désole le général Merhi. D’un point de vue technique, plusieurs options sont envisageables d’après lui: location à long terme, échange de territoires ou régularisation par transfert administratif. Il n’en demeure pas moins qu’après un siècle d’occupation de fait, toute solution est désormais aussi sociale que territoriale.

Nature du conflit

Il faut dire que le litige est complexe et que la nature des différends en question diffère d’une zone à l’autre, comme suit et selon les éclairages du général Gemayel:

  • D’abord, les frontières définitives, reconnues par les deux parties et qui ne font pas l’objet de contestation, comme celle qui va de Arida à Wadi Khaled, dans le nord du Liban.
  • Ensuite, les frontières reconnues par les deux pays, mais qui englobent une ou plusieurs zone(s) contestée(s). Elles sont au nombre de 12. C’est le cas par exemple du Akkar dont les frontières sont reconnues mais où le village de Wadi Khaled (Liban) est disputé face à celui de Beznaya (Syrie), ou encore celui d’Akroum (Liban) face à Akkoum (Syrie).
  • Viennent dans un troisième temps les frontières où le désaccord n’a pas été circonscrit à une zone précise: environ 21 points de friction relèvent de cette catégorie.
  • Enfin, les villages (au nombre de deux) dont l’appartenance même est contestée. Il s’agit de Mazraat Deir el-Achayer (Rachaya) et de Nkheilé (Hasbaya), aujourd’hui entièrement détruit mais revendiqué avant même l’occupation israélienne du secteur. À Mazraat Deir el-Achayer, zone géographique libanaise, cohabitent environ 60% de Syriens et 40% de Libanais.

Quelles sont les zones contestées? 

Aujourd’hui, 35 points de litige subsistent sur les 375 kilomètres de frontières entre les deux pays (les 50 km restants, dans le Golan, sont sous contrôle israélien), comme nous le rapporte le général Gemayel. Ils couvrent une superficie estimée à 200 km² et sont répartis comme suit:

  • Akkar: 2 points de litige sur 100 km de frontière entre le Liban et la Syrie.
  • Hermel: 4 points de litige sur 25 km de frontière entre le Liban et la Syrie.
  • Baalbeck: 20 points de litige sur 155 km de frontière entre le Liban et la Syrie.
  • Zahlé: 4 points de litige sur 30 km de frontière entre le Liban et la Syrie.
  • Rachaya: 4 points de litige sur 65 km de frontière entre le Liban et la Syrie.
  • Hasbaya: 1 point de litige sur 50 km de frontière entre le Liban et la Syrie.

Le contentieux le plus complexe reste celui de la zone étudiée par le colonel Dujardin entre Ras Baalbeck et Nahlé. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà des chiffres et des cartes, la réalité du terrain impose d’autres défis. Si certains litiges peuvent être localisés et théoriquement résolus à travers des négociations ou des ajustements fonciers, la nature même de cette frontière, à la fois montagneuse, imbriquée et historiquement négligée, en fait une ligne de séparation hautement poreuse et difficilement contrôlable.

La frontière libano-syrienne: le talon d’Achille sécuritaire du pays

La topographie montagneuse et vallonnée rend tout contrôle militaire systématique pratiquement impossible, indique le général Merhi. Sur les 375 km de frontière, de nombreux points de passage illégaux existent entre les collines et les vallées, souvent non balisés, non officiels, mais connus des réseaux locaux. La contrebande y est endémique, souligne-t-il, allant du carburant et des denrées alimentaires aux médicaments. Il s'agit aussi d’armes et de drogue, mais bien plus d’un trafic économique devenu moyen de subsistance pour des familles entières. En 2008, par exemple, des réseaux faisaient passer des travailleurs soudanais par la frontière pour des emplois domestiques ou agricoles au Liban, nous confie-t-il après avoir longtemps opéré dans la zone.

Aujourd’hui, environ 4.000 à 6.000 soldats libanais sont déployés le long de la frontière orientale, répartis entre quatre régiments jusqu’à Rachaya. Selon des chiffres fournis par le général Merhi, chaque régiment compte entre 1.000 et 1.500 hommes, souvent concentrés dans des centres pour assurer leur sécurité mutuelle. Une présence insuffisante, d’après lui, pour un contrôle étanche, surtout dans des zones aussi accidentées. Il rappelle, à cet égard, que le Liban dispose d’une quinzaine de tours d’observation, mais ne peut raisonnablement poster un soldat tous les cinq mètres. La souveraineté nationale y reste donc partiellement théorique.

Un enjeu stratégique pour l’armée et l’État libanais

«Fixer les frontières, ce n’est pas qu’un exercice technique: c’est une affirmation de souveraineté», martèle le général de brigade. Aujourd’hui, l’armée libanaise est mobilisée sur de multiples fronts internes, réduisant sa capacité à se concentrer sur sa mission première: la protection des frontières. «Si les conflits internes étaient réglés et les missions de sécurité intérieure confiées à d’autres corps de l’État, l’armée pourrait renforcer sa présence à la frontière orientale», insiste-t-il. Cela suppose une volonté politique partagée. Une coordination entre les deux États est, par conséquent, indispensable, d’autant plus que la démarcation de la frontière avec la Syrie est au point mort depuis les années 1970.

Reste à savoir si la conjoncture actuelle en Syrie, marquée par un changement de régime et une profonde instabilité, pourrait favoriser une reprise du dialogue frontalier.

Reste à savoir aussi si les documents et cartes issus des archives françaises, portant sur la délimitation des frontières entre le Liban et la Syrie et remis, en mai dernier, par l’ambassadeur de France au Liban, Hervé Magro, au ministre libanais des Affaires étrangères, Joe Rajji, permettent de débloquer l’affaire.

Reste à savoir enfin si la feuille de route américaine, soumise par l’émissaire américain Thomas Barrack aux autorités libanaises le 19 juin dernier, sera prise en considération, notamment en ce qui concerne la nécessité de rétablir les relations avec la Syrie et de procéder à une démarcation des frontières entre les deux pays.

 

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