
Non, rien n’a vraiment changé en Iran depuis la guerre de juin 2025. Le régime n’a pas subitement viré à l’autoritarisme totalitaire. Il y était déjà. Mais ce que cette guerre a provoqué, c’est un saut brutal dans la répression, une accélération féroce d’un système de contrôle qui ne reposait déjà plus que sur la peur. L’obsession sécuritaire est devenue frénésie paranoïaque, et l’espace public iranien, déjà sous tension, s’est transformé en théâtre d’occupation intérieure.
Depuis les frappes israélo-américaines contre les installations nucléaires du pays, les rues de Téhéran, Ispahan ou Machhad sont saturées de forces sécuritaires. Les Pasdaran (Gardiens de la révolution islamique), en uniforme ou en civil, quadrillent les quartiers avec l’aide des Bassidjis – ces milices paramilitaires de «défense morale». Les anciens Komiteh, comités islamiques de quartier, ont été relancés. Leur mission? Observer, dénoncer, surveiller les gestes, les visages, les mots. Une simple coiffure, un jean, un message sur Telegram peut désormais vous valoir un interrogatoire – ou pire.
Ce n’est pas un retour en arrière. C’est une continuité... poussée jusqu’à l’étouffement.
«C’est aussi sans doute la réaction d’un animal blessé», explique le chercheur et expert à l’Iris Paris, David Rigoulet-Roze. «Le régime a été humilié par la ‘guerre des douze jours’, se sait infiltré de longue date par le Mossad, incapable de protéger ses élites et encore moins sa population. Alors il se retourne d’autant plus contre elle qu’il en a peur. Il mobilise plus que jamais ses outils de terreur.»
Un passé qui ne passe pas: l’ombre de 1988
Ce n’est pas la première fois que le pouvoir réagit ainsi à une menace existentielle. En 1988 déjà, à la fin de la guerre Iran-Irak, l’ayatollah Khomeiny accepte à contrecœur un cessez-le-feu avec Saddam Hussein. Pour faire croire que le régime ne fléchit pas, il ordonne une purge atroce: des milliers de prisonniers politiques sont exécutés en silence, après des parodies de procès qui durent parfois moins de deux minutes. Le chiffre exact reste inconnu, mais on parle de près de 5.000 morts, jetés dans des fosses communes sans nom.
David Rigoulet-Roze y voit un écho glaçant. «On est dans la même logique de vengeance du régime: il a été durement frappé depuis l’extérieur, alors il décide de frapper aussi durement à l’intérieur pour faire savoir qu’il ne lâchera rien. En 1988, les milliers de morts du ‘massacre des prisons’ décidé par une fatwa de l’Ayatollah Khomeiny, étaient une réaction directe au fait d’avoir été contraint de ‘boire la ciguë’ en acceptant le cessez-le-feu avec l’Irak de Saddam Hussein et ce, afin de montrer que le régime ne prendrait pas le risque d’être menacé par une opposition de l’intérieur. Aujourd’hui, le nombre des exécutions augmente dans une logique peu ou prou similaire.»
Le chercheur évoque aussi une comparaison troublante avec la loi des suspects en France, pendant la Terreur révolutionnaire. Adoptée en 1793, cette loi permettait d’arrêter n’importe qui pour «attitude contre-révolutionnaire», sans preuve, sans procès équitable. C’était une machine à broyer la société au nom de la pureté idéologique. En Iran aussi, aujourd’hui, le soupçon suffit. On arrête préventivement. On frappe pour l’exemple. Le système ne cherche pas à exercer la justice, mais l’intimidation totale.
La peur comme seul ciment
Les chiffres récents donnent froid dans le dos: plus de 1.000 arrestations, des dizaines d’exécutions, des membres de minorités (Kurdes, Juifs, Bahaïs) ciblés sans relâche. Les ONG parlent de transferts forcés, de détenus déplacés vers des lieux secrets, de procès expédiés. Même Hossein Ronaghi, figure emblématique de la liberté d’expression, a été arrêté. Des artistes, des étudiants, des militantes féministes disparaissent sans que leurs proches sachent où ils sont emmenés.
Et tout cela n’est que le début, prévient Roya Boroumand, du Abdorrahman Boroumand Center: «Les dirigeants iraniens recourent à la peur pour empêcher leurs opposants de se regrouper. Et ils ne font peut-être que commencer.»
Khamenei s’efface, les Pasdaran règnent
Mais derrière cette brutalité se cache un basculement plus profond: le cœur du pouvoir iranien semble avoir changé de mains. Officiellement, l’ayatollah Ali Khamenei reste le Guide suprême. En réalité, retranché dans son bunker, vieilli, effacé, il s’appuie de plus en plus sur les Pasdaran. Certains évoquent une passation de pouvoir déjà opérée, mais il s’agissait en réalité d’un dispositif mis en place pendant la guerre pour assurer la continuité du régime au cas où Khamenei aurait été tué. Il a finalement repris les commandes.
«Il s’est lié les mains depuis longtemps avec le Corps des gardiens de la révolution qui est théoriquement la ‘garde prétorienne’ du régime religieux. Il n’avait plus vraiment le choix», tranche Rigoulet-Roze. «Aujourd’hui, on estime que les Pasdaran, outre leur hégémonie militaire en tant qu’armée-bis et dans les services de renseignements, contrôlent près de 40% de l’économie, les douanes pour faciliter leur commerce interlope, les innombrables entreprises dont ils ont pris le contrôle à travers des participations plus ou moins imposées. Le clergé, de son côté, est totalement disqualifié auprès d’une population de plus en plus sécularisée, ce qui conduit à une marginalisation latente. Aujourd’hui, autour du Guide suprême, ce ne sont plus les turbans qui sont visibles selon le principe du ‘velayat-e faqih’ (primauté du religieux sur le politique), mais de plus en plus les képis des Pasdarans.»
Ce qui était autrefois un «État dans l’État» est devenu l’État lui-même. La République islamique n’a plus de façade religieuse crédible. Elle est devenue une machine sécuritaire pure, où la loi n’est plus un cadre, mais un outil de guerre psychologique contre la population.
Et après?
Cette stratégie est-elle efficace? À court terme, oui. Elle paralyse la contestation, fait taire les figures de l’opposition et impose une chape de plomb, explique l’expert. Mais pas à long terme. «Le régime est en bout de course. Il ne peut pas évoluer. S’il change, il se renie, donc potentiellement s’effondre de l’intérieur. Il ne peut plus fonctionner autrement. Il est devenu en quelque sorte prisonnier de sa propre machine de répression», poursuit-il.
La société iranienne, surtout urbaine et connectée, n’est plus dupe. Les jeunes n’aspirent ni à la théocratie, ni à la militarisation. Ils veulent partir, fuir ou s’éteindre. Les chiffres parlent: +24% de suicides en trois ans, une jeunesse minée par la dépression, la toxicomanie, l’exil comme horizon.
«Il n’y a pas de radicalisation à proprement parler dans le passage à l’action violente», conclut M. Rigoulet-Roze. «Il n’y a qu’une forme dépressive de désespoir pur pour beaucoup d’Iraniens.»
Et ce désespoir, le régime le sent. D’où sa violence.
C’est cela, aujourd’hui, l’Iran: un régime en guerre contre son peuple. Un peuple étouffé, traumatisé, tenu par la peur. Et une communauté internationale qui regarde ailleurs.
Mais à force d’agiter le fouet, il oublie une chose: la peur, quand elle est partout, finit par ne plus suffire. Et le jour où elle cessera de paralyser, elle explosera.
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