
En 1887, Maupassant publie Le Horla, nouvelle fantastique devenue culte. Mais derrière ce chef-d’œuvre inquiétant, se cache un homme au bord de la folie. Et si ce texte n’était autre que le journal clinique de sa propre psychose?
«Il est là… le Horla… je le sens… il me boit l’âme…» La voix de Maupassant tremble entre les lignes du Horla. Rarement la littérature aura été aussi poreuse à la folie de son auteur. En apparence, il s’agit d’un récit fantastique, celui d’un homme hanté par un être invisible. Mais plus on lit, plus le malaise s’installe: l’invisible n’est peut-être qu’une projection. Et l’auteur, bien plus que son narrateur, se tient sur la crête fragile qui sépare la création de la démence.
À la fin des années 1880, Guy de Maupassant n’est plus le jeune chroniqueur mondain révélé par Flaubert. À 37 ans, il est l’un des écrivains les plus lus de son temps. Mais derrière la réussite se dissimule un homme tourmenté. Célibataire endurci, hypocondriaque, insomniaque chronique, hanté par la peur de la mort, il souffre de migraines et d’hallucinations. Le diagnostic ne tarde pas: syphilis nerveuse, stade avancé. À une époque où cette maladie mène lentement mais sûrement à la folie, Maupassant sent le sol se dérober sous ses pas.
Le Horla paraît en version courte en 1886, puis dans sa version définitive en 1887. Cette dernière prend la forme d’un journal intime. Le narrateur y consigne ses troubles, ses peurs, ses pertes de contrôle. Très vite, une présence mystérieuse envahit son quotidien: un être invisible qui le manipule, boit son eau, lit dans ses pensées et finit par le dominer entièrement. Le narrateur se croit possédé. Mais ce que nous lisons, en réalité, c’est la dégradation progressive d’un esprit rationnel.
À mesure que le récit avance, la frontière entre le surnaturel et la maladie mentale s’efface. Maupassant, comme à son habitude, joue avec le fantastique. Mais cette fois, l’ambiguïté est totale. Le lecteur est face à un double discours: celui du personnage qui sombre dans la folie et celui de l’auteur qui, à travers lui, semble parler de sa propre expérience.
«Ma raison s’en va, on me possède, on me dirige, on m’arrache ma volonté!» écrit le narrateur. Ces mots, ce ne sont pas des effets de style. Ils résonnent comme des échos directs de ce que Maupassant écrivait à ses proches dans ses lettres, où il se plaignait de troubles similaires: impression d’une présence, perte de mémoire, confusion mentale. Il parlait de «gens dans [sa] tête», d’«ombres derrière [son] dos». Le Horla était-il une invention littéraire ou une transcription codée de ce qu’il vivait ?
«Le Horla» de Guy de Maupassant. © DR
Le thème du double est central dans ce récit. L’être invisible que perçoit le narrateur n’a pas de corps, mais agit, pense et veut à sa place. Il est un «autre moi», qui le prive de sa liberté. Cette figure du double est fréquente dans la littérature – on pense à L’étrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde, de Stevenson, à La vérité sur le cas de M. Valdemar de Poe –, mais elle prend ici un tour singulier. Le double est invisible. Et c’est ce qui le rend si terrifiant.
Du point de vue psychanalytique, ce double peut être lu comme une projection délirante, une manière pour le sujet de localiser hors de lui ce qu’il ne parvient plus à maîtriser en lui-même. Dans les cas de psychose, la désintégration de l’identité s’accompagne souvent d’un phénomène de dédoublement. Le sujet entend des voix, perçoit des forces extérieures qui l’envahissent. C’est exactement ce que vit le narrateur du Horla.
Pour Maupassant, cette fiction est une mise en scène, peut-être même une tentative désespérée de comprendre ce qui lui arrive. En externalisant son angoisse, il essaie d’en reprendre le contrôle, de la nommer. Mais le texte échoue à apaiser. Il ne fait que documenter la chute.
Dans les derniers mois de sa vie lucide, Maupassant écrit frénétiquement. Il parle de se suicider, évoque des «êtres qui vivent à travers [lui]». Il tente de se trancher la gorge le 1er janvier 1892, dans un accès de délire. On l’interne peu après à la clinique du Dr Blanche, à Passy, où il meurt un an plus tard, presque muré dans le silence.
Le Horla apparaît alors comme une œuvre limite. Non pas un simple récit fantastique, mais un cri venu d’un seuil mental que peu d’écrivains ont franchi. Là où certains s’arrêtent, au bord du précipice, Maupassant écrit immergé dans ce gouffre. Il fabrique de la littérature avec ses propres démons. Il transforme sa propre dissolution psychique en art. Et ce qui en sort est troublant: un texte qui fait peur non parce qu’il évoque un monstre extérieur, mais parce qu’il nous met face à ce que la conscience peut devenir quand elle se défait.
Le Horla continue de fasciner autant qu’il inquiète. Le texte est enseigné, analysé, adapté, et son pouvoir reste intact. Il ne s’agit pas simplement d’un récit étrange, c’est un témoignage de la lucidité au bord du précipice. C’est un document littéraire sur la folie. Et Guy de Maupassant, en l’écrivant, n’a pas seulement donné chair à une histoire. Il a consigné, avec une précision clinique, sa propre disparition à lui-même.
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