
Et si l’on pouvait conserver une odeur comme on garde une image ou un mot? Des chercheurs et artistes explorent aujourd’hui la mémoire olfactive, ce lien invisible entre les senteurs et nos souvenirs les plus profonds.
Aujourd’hui, des chercheurs, des parfumeurs et des artistes tentent de capturer ces traces invisibles. Non pas en les décrivant, mais en les recréant. Comme on restaure un tableau ou on sauvegarde une langue, ils veulent préserver les odeurs du monde. Celles du passé, mais aussi celles qui disparaissent sous nos yeux.
Alors que l’on est saturé d’images et de sons, l’odorat reste le sens oublié. Pourtant, il agit en profondeur. Un simple effluve peut faire surgir un souvenir enfoui, une émotion vive. On pense bien sûr à la fameuse madeleine de Proust, trempée dans du thé au tilleul, dont la saveur fait remonter en cascade les souvenirs d’enfance de l’écrivain. Mais on oublie souvent que ce souvenir n’est pas seulement gustatif, il est aussi olfactif. L’arôme mêlé du gâteau et de l’infusion agit comme un déclencheur. Proust avait deviné ce que la science ne fera que confirmer: le nez est un raccourci vers la mémoire.
Le projet le plus ambitieux qui vise à capturer une odeur est sans doute Odeuropa, une initiative européenne lancée en 2020. Grâce à des outils d’intelligence artificielle, des chercheurs analysent des textes anciens – journaux, romans, traités médicaux – pour y repérer les traces d’odeurs entre le XVIIe et le XXe siècle. Des centaines de références ont été extraites: odeurs de rues, d’églises, de batailles, de fêtes. Elles sont ensuite interprétées par des parfumeurs qui reconstituent les senteurs à partir de descriptions anciennes ou de formules probables. L’objectif? Créer une base de données olfactive de l’histoire européenne.
Une mémoire du monde par le nez
Ce projet pourrait sembler fantaisiste. Il évoque inévitablement Le Parfum de Patrick Süskind et son héros Jean-Baptiste Grenouille, obsédé par l’idée de capturer l’odeur absolue. Mais là où le roman bascule dans l’obsession, les chercheurs d’aujourd’hui partagent une intuition commune, celle qui pressent – à raison – que l’odeur est une mémoire vivante, plus intime que les mots.
«Le Parfum», le roman de Patrick Süskind. © DR
À Paris, le Musée de la Parfumerie Fragonard et l’ancien Grand Musée du Parfum ont déjà proposé des expériences immersives. Ils ont tenté de recréer l’odeur d’un salon du XVIIIe siècle: cire d’abeille, tabac, peau poudrée. À Londres, le Museum of London a fait sentir le métro victorien ou les usines du XIXe siècle. Et à Amsterdam, des chercheurs ont reconstitué l’odeur du canal central au XVIIe siècle: un mélange dense de poisson, de vase, d’égouts et de tanins, présenté dans des capsules olfactives.
Mais cette démarche ne se limite pas à l’expérience sensorielle. Elle interroge nos choix culturels. Quelles odeurs méritent d’être préservées? Celles d’un souk, d’une chambre bourgeoise, d’un champ de lavande? Ou celles plus rudes d’un camp, d’un hôpital ou d’une guerre? La sélection même des senteurs devient un acte de mémoire, mais aussi de tri, parfois inconscient, entre ce que nous voulons garder et ce que nous préférons oublier.
En Syrie, par exemple, cette mémoire se transmet parfois par les mains. À Alep, malgré les destructions, des artisans ont relancé la fabrication traditionnelle du savon d’Alep. À base d’huile d’olive et de laurier, il porte l’odeur des hammams, des souks, d’un art de vivre ancien. Ici, c’est l’artisanat qui devient archive, et l’odorat, un lien silencieux avec ce qui fut.
Cette quête des odeurs du passé rencontre toutefois plusieurs obstacles. Le premier est technique: certaines molécules sont trop instables pour durer dans le temps. D'autres doivent être enfermées dans des capsules conçues pour les préserver sur plusieurs décennies. Des entreprises comme IFF ou Firmenich travaillent aujourd’hui à ce défi avec des musées et des universités. L’autre défi est éthique: que signifie vouloir faire sentir la mort, la maladie, la guerre? Certaines odeurs sont violentes. Peut-on, et doit-on, tout archiver?
Et pourtant, la dynamique est lancée. L’Unesco envisage d’inscrire certaines senteurs au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Le Japon protège déjà ses cérémonies de l’encens. En France, des démarches existent pour classer les odeurs rurales comme éléments du patrimoine: celles des ports de pêche, des étables, des campagnes.
À une époque où les parfums sont standardisés, identiques de Tokyo à Dubaï, cette quête de diversité olfactive sonne comme un acte de résistance. Elle nous rappelle que le monde ne se capte pas seulement par les yeux ou les oreilles. Qu’il se respire aussi. Archiver les odeurs, c’est défendre une mémoire qui passe par le souffle et la peau. C’est refuser que tout devienne numérique. C’est, au fond, une façon de garder vivante notre part sensible.
Où sentir la mémoire? Projets, musées et expériences olfactives
Odeuropa (Europe)
Lancé en 2020, Odeuropa est un projet de recherche européen financé par le programme Horizon 2020. Il utilise l’intelligence artificielle pour extraire des références olfactives de textes et d’images historiques européens (1600–1920), créant ainsi une base de données des odeurs du passé. ww.odeuropa.eu
Osmothèque (Versailles, France)
Fondée en 1990, l’Osmothèque est le seul conservatoire international des parfums. Elle préserve plus de 4.000 fragrances, dont des reconstitutions de parfums disparus comme le Chypre de Coty (1917) et l’Eau de Cologne de Napoléon. Les visiteurs peuvent découvrir ces trésors olfactifs sur rendez-vous.www.osmotheque.fr
Museum of London (Royaume-Uni)
Le Museum of London a collaboré avec le collectif purpleSTARS pour créer des expositions multisensorielles, explorant l’importance des odeurs dans l’expérience muséale. Des prototypes d’expériences olfactives ont été testés pour enrichir la narration historique. purpleSTARS
International Flavors & Fragrances (IFF)
IFF développe des technologies de capsules olfactives, permettant de préserver et de libérer des fragrances de manière contrôlée. Ces innovations sont utilisées dans divers produits, allant des soins personnels aux textiles. www.iff.com
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