
Wes Anderson, maître des plans symétriques et des histoires décalées, était de retour à Cannes en 2025 avec The Phoenician Scheme, un film très attendu. Mais, malgré les pronostics, il est reparti bredouille. Retour sur l’univers unique d’un réalisateur devenu un style à lui seul.
Il y a des cinéastes qui impriment un style, et d’autres qui deviennent un adjectif. Wes Anderson appartient à cette rare catégorie de réalisateurs dont l’univers est reconnaissable en un seul plan. Un cadrage symétrique, une palette de couleurs pastel, des personnages aussi mélancoliques qu’élégants, un humour pince-sans-rire, des travellings millimétrés et un monde clos où l’étrangeté est une norme. Depuis Rushmore (1998) jusqu’à The Grand Budapest Hotel (2014), en passant par Moonrise Kingdom (2012) ou encore The French Dispatch (2021), Anderson a créé une œuvre très soignée, entre conte animé et drame profond.
Mais voilà que Cannes 2025 accueillait The Phoenician Scheme, son dernier-né, annoncé en grande pompe comme son film le plus exigeant depuis The Grand Budapest Hotel. Présenté en compétition officielle, le film a suscité une attente fébrile, d’autant que son casting alignait une nouvelle fois une constellation d’acteurs fidèles: Tilda Swinton, Adrien Brody, Bill Murray, mais aussi quelques nouvelles têtes venues injecter du sang neuf à l’ensemble.
The Phoenician Scheme est un film d’espionnage méditerranéen sur fond d’archéologie, de faux documents, de vrais secrets et d’ambassades de carton-pâte. On y suit une équipe de diplomates amateurs chargés de récupérer une tablette antique volée en plein congrès à Malte. Autant dire que l’argument tient sur un post-it, et c’est là que le bât blesse.
Car si The Grand Budapest Hotel (2014) parvenait à mêler burlesque et tragédie dans une Europe en déliquescence, The Phoenician Scheme semble ne jamais sortir de son propre décor. Tout y est parfaitement réglé: les répliques, les décors, les gags visuels, mais la mécanique tourne à vide. Il manque cette émotion sous-jacente qui donnait au personnage de Gustave H. une gravité inattendue.
Le film est beau, c’est indéniable. Chaque plan est un tableau. Chaque séquence semble avoir été storyboardée par un horloger suisse. Mais à force de chercher l’élégance, on dirait qu’Anderson a perdu l’âpreté. Là où Moonrise Kingdom explorait la candeur d’un amour adolescent, The Phoenician Scheme reste confiné dans l’ironie, comme s’il refusait toute forme de vulnérabilité.
Le favori trahi par sa maîtrise
C’est peut-être là que le film a raté la Palme: dans son refus du désordre. Car Cannes, cette année plus que jamais, semblait en quête d’authenticité, de cinéma politique, de récits porteurs de blessures. Or, The Phoenician Scheme donne le sentiment d’un jeu d’esprit, d’un exercice de style, au moment où le monde, à l’écran comme en dehors, réclame du trouble et de la rage.
En 2014, The Grand Budapest Hotel mêlait humour absurde et souvenirs d’Europe centrale, tout en évoquant discrètement la fin d’un monde menacé. En 2025, The Phoenician Scheme semble raconter… un décor. Même son titre, faussement énigmatique, trahit cette volonté de suggérer plutôt que de dire. Or, le spectateur d’aujourd’hui n’a plus envie de décrypter des énigmes sans enjeu émotionnel.
Il faut pourtant rendre justice à l’ensemble de l’œuvre d’Anderson. Peu de réalisateurs modernes ont bâti un style aussi immédiatement identifiable sans sombrer dans la répétition. De Fantastic Mr. Fox à Isle of Dogs, il a même adapté son style au stop-motion, avec une façon de raconter les histoires très originale. Son obsession pour les familles dysfonctionnelles, les figures paternelles défaillantes et les héros amers reste un fil rouge puissant qui trouve dans des films comme The Royal Tenenbaums (2001) ou The Life Aquatic with Steve Zissou (2004) des résonances bouleversantes.
Mais ce style si particulier, qui fut sa force, devient parfois sa faiblesse. The French Dispatch (2021), par exemple, avait déjà divisé: certains y voyaient une lettre d’amour à la presse et à la France, d’autres un enchaînement de scènes soignées, mais sans émotion. The Phoenician Scheme pousse ce style visuel, à la fois séduisant et oppressant, jusqu’au bout.
Anderson, victime de lui-même?
Le paradoxe Wes Anderson est là: il est aimé pour son style, et désormais critiqué pour ce même style. Comme s’il était devenu prisonnier de son propre musée. Le risque d’être trop reconnaissable est de finir par tourner en boucle sur soi-même.
Cela ne signifie pas que The Phoenician Scheme soit un mauvais film. Il est même sans doute supérieur à bien des œuvres présentées à Cannes cette année. Mais il n’a pas ce supplément d’âme qui fait d’un bon film un grand film. Le jury, conduit par une réalisatrice aussi engagée et politique que Juliette Binoche, ne s’y est pas trompé.
Wes Anderson n’a pas dit son dernier mot. Il pourrait surprendre et se réinventer. Certains murmuraient à Cannes que son prochain projet pourrait être une comédie musicale ou un drame plus dépouillé. Peut-être a-t-il besoin, comme ses personnages, de se perdre un instant pour mieux se retrouver.
À bien des égards, The Phoenician Scheme marque une transition. Le film montre que son style arrive à bout de souffle, mais laisse entrevoir une vraie envie de changement. Il ne manque qu’un petit pas, une touche d’imprévu, pour qu’Anderson cesse de se répéter et retrouve pleinement sa voix de poète.
On ne juge pas Wes Anderson comme les autres. On attend de lui tout un monde. Mais même les mondes les mieux construits ont besoin de failles. Et si The Phoenician Scheme a déçu Cannes, c’est peut-être le signe qu’il est temps pour son auteur d’ouvrir une brèche. Pour mieux, encore une fois, nous émerveiller.
Commentaires