
Né d’un échec cuisant et d’une vision fugace sur une plage normande, Un homme et une femme propulse Claude Lelouch de l’oubli à la consécration. Retour sur la genèse improbable d’un film devenu un mythe du cinéma français.
Au départ, il n’y avait rien. Rien, sinon le silence amer d’un homme convaincu que sa carrière était finie. En 1965, Claude Lelouch est un jeune réalisateur en chute libre. À 27 ans, il vient d’essuyer l’un des pires échecs de sa jeune filmographie: Les Grands moments, hué à Cannes, ignoré en salles, moqué par la critique. «On m’a dit que je n’étais bon qu’à filmer des mariages», confiera-t-il plus tard. Il envisage de tout arrêter.
Alors il part. Sans plan, sans scénario, presque sans argent. Il monte dans sa voiture, une caméra 16 mm à l’arrière, et roule vers la Normandie, vers Deauville. La mer, le vide, la solitude, il n’espère rien. Et pourtant, c’est là, sur cette plage de brume et de vent, qu’il va trouver la plus lumineuse des idées.
Il ne sait pas pourquoi cette scène l’émeut tant. Une femme marche au loin, accompagnée d’un petit garçon et d’un chien. Vision ordinaire, mais elle le bouleverse. «J’ai vu le film à ce moment-là, d’un seul coup», racontera-t-il. Il ne connaît pas encore leurs prénoms, ni leur histoire. Mais il sait ce qu’il veut raconter, la rencontre entre deux êtres marqués par la perte, et ce fil ténu, fragile, qui les relie. Un homme, une femme. Rien de plus.
Lelouch retourne à Paris avec cette silhouette en tête. Il ne rédige pas de scénario traditionnel, mais un traitement libre, un fil narratif qu’il confiera presque entièrement à ses acteurs. Il veut capturer le non-dit et l’émotion brute. C’est à eux de faire vivre les personnages. Il jette son dévolu sur Anouk Aimée, dont la beauté et la retenue en font une Anne parfaite. Puis il choisit Jean-Louis Trintignant, dont la voix calme et la présence tranquille incarnent l’élégance de Jean-Louis, pilote de course veuf.
Avec très peu de moyens, un financement modeste, une équipe réduite, Claude Lelouch tourne caméra à l’épaule, en lumière naturelle, en improvisation partielle. Il n’a pas les droits sur certaines musiques qu’il utilise temporairement en guide d’ambiance. Et pourtant, chaque plan transpire la sincérité. La caméra flotte entre les personnages, capte leurs silences, leurs hésitations, leurs gestes minuscules.
L’alternance entre couleur et noir et blanc, loin d’être un effet gratuit, devient un langage. La couleur pour le présent, le noir et blanc pour les souvenirs et les hésitations. C’est aussi, très simplement, une question de budget. Lelouch filme en couleur quand il le peut, en noir et blanc le reste du temps. Le hasard devient un style, et le manque, une signature.
Il manque pourtant une chose essentielle, la musique. Lelouch demande à Francis Lai, alors jeune compositeur inconnu, de créer un thème central, répétitif, comme un battement de cœur. C’est ainsi que naît le désormais mythique «Chabadabada», siffloté sur toute la planète. Une chanson sans mots, ou presque, qui épouse les silences du film, les non-dits amoureux, les élans retenus.
La musique devient une colonne vertébrale émotionnelle. Elle scande le film, en épouse les variations et finit par en incarner l’âme. Lelouch a compris que ce que son histoire raconte, ce n’est pas tant l’amour que le deuil des choses non vécues.
L’affiche de la 78e édition du Festival de Cannes 2025, preuve que ce film demeure intemporel - Création graphique © Hartland Villa
Quand Un homme et une femme sort en 1966, personne ne s’attend à un tel succès. Ni Lelouch, ni les producteurs, ni les distributeurs. Et pourtant, le miracle opère. Le film est accueilli comme une révélation. À Cannes, il reçoit la Palme d’or. À Hollywood, il rafle deux Oscars (meilleur film étranger et meilleur scénario original). Il obtient aussi un Golden Globe. En quelques mois, Claude Lelouch passe du statut de réalisateur raté à celui de prodige international.
Le public est bouleversé. Le film devient culte, son style copié, sa musique reprise partout. Un homme et une femme incarne un cinéma de l’émotion contenue, du romantisme adulte, loin des clichés. Un film où le désir est retenu, où l’amour est possible, mais pas encore certain. Où l’on comprend que l’histoire pourrait très bien ne pas se faire. Ce doute-là, cette incertitude, c’est la grande modernité du film.
Avec ce film, Lelouch impose un style unique: caméra mobile, dialogues réalistes, montage musical, place centrale de la mémoire. Un cinéma de l’intime et du mouvement, profondément libre. Il ne cherche pas la perfection technique, il filme les battements du cœur.
Le succès d’Un homme et une femme dépasse le film lui-même. Il inspire toute une génération de cinéastes, et donne à Lelouch la légitimité pour suivre son propre chemin, en dehors des écoles, des normes et des modes. Ce qui fascine dans cette histoire, ce n’est pas seulement le film, mais la manière dont il est né. Du néant, d’un moment de doute absolu, Lelouch a tiré un chef-d’œuvre. Ce n’est pas un scénario millimétré ou un plan de carrière qui l’a guidé, mais une émotion fugace, une silhouette dans la brume.
Un homme et une femme, c’est la preuve qu’un film peut naître d’une image, d’un instant suspendu, et qu’un échec total peut être le prélude d’un triomphe mondial. Lelouch, qui croyait avoir dit adieu au cinéma, venait en fait d’en redéfinir l’un des langages les plus poétiques.
Anecdotes, légendes et suites d’un chef-d’œuvre
Un tournage de fortune
Claude Lelouch a tourné Un homme et une femme sans autorisation sur plusieurs sites, notamment à Deauville. Certaines scènes de plage ont été filmées au petit matin, à la sauvette, avec un minimum de matériel. Il utilisait souvent une seule prise, pour conserver la fraîcheur du moment.
Les dialogues? Semi-improvisés
Très peu de dialogues étaient écrits à l’avance. Lelouch laissait Anouk Aimée et Jean-Louis Trintignant improviser, parfois en ne leur donnant que le début d’une phrase. Il voulait capter la vérité d’un moment, pas la perfection d’un texte.
Le «chabadabada» de dernière minute
La célèbre chanson Dabadabada n’était pas prévue. Lelouch voulait initialement utiliser une musique brésilienne (bossa nova) mais n’avait pas les droits. Francis Lai composa alors une mélodie sur mesure. Le parolier Pierre Barouh, également comédien dans le film, l’improvisa à la voix, en chantant ces syllabes de remplissage. Lelouch a adoré. L’essai est devenu définitif.
Les suites du film
Un homme et une femme: 20 ans déjà (1986)
Vingt ans plus tard, Lelouch réunit les deux mêmes acteurs dans un film bilan. Jean-Louis et Anne se retrouvent, plus mûrs, avec leurs souvenirs, leurs regrets. L’œuvre, mélancolique, interroge le temps, la mémoire et les «et si…» de la vie. Moins marquant que le premier, mais touchant pour les fans.
Les plus belles années d’une vie (2019)
En 2019, Lelouch boucle la boucle avec un troisième film, tourné en pleine conscience de la finitude. Trintignant, malade, y incarne un Jean-Louis âgé et vulnérable, en maison de retraite. Le film est une méditation sur l’amour et la mémoire, où l’on comprend que certains sentiments ne s’éteignent jamais.
Lelouch, toujours fidèle à ses élans
Claude Lelouch a souvent dit: «Je préfère un mauvais plan juste à un bon plan faux.» Ce credo guide toute son œuvre. Un homme et une femme incarne cette foi dans l’instant, dans l’imperfection vivante et dans le pouvoir inouï de l’émotion sincère. Presque soixante ans plus tard, la silhouette d’Anouk Aimée marchant sur le sable hante encore le cinéma.
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