Tabac au Liban: des lois qui fument, des ados qui vapotent, TFI monte au front
Les membres de Tobacco Free Initiative (TFI) entourés des experts engagés pour une jeunesse libanaise sans tabac. ©Photo TFI

À l’occasion de la Journée mondiale sans tabac, l’association TFI a organisé une journée de sensibilisation et de débats au siège de l’Ordre des médecins, à Furn el-Chebbak. Ici Beyrouth y était. Témoignages, déclarations fortes et espoir d’un sursaut collectif.

Chaque année, l’OMS consacre la fin mai à une sensibilisation planétaire contre les méfaits du tabac. Mais au Liban, malgré la loi 174, une ONG engagée et des décennies d’alertes, le fléau continue de gagner du terrain, en particulier chez les jeunes. Elsa Yazbek Charabati, journaliste et présidente de Tobacco Free Initiative (TFI), a accordé un entretien exclusif à Ici Beyrouth en marge de la journée.

La salle de conférences de l’Ordre des médecins ne désemplit pas ce matin-là. Journalistes, médecins, députés, influenceurs et représentants de l’OMS se croisent, tandis que les invités prennent place. À l’appel de Tobacco Free Initiative (TFI), tout ce beau monde s’est réuni pour une cause urgente et transversale: sauver les jeunes générations de l’emprise du tabac – et surtout, de ses nouvelles formes.

Mais ce qui frappe le plus, c’est la forte présence d’écoliers, accompagnés par leurs professeurs. Ils écoutent, prennent des notes, posent des questions. Leur regard croise parfois celui des intervenants – comme un rappel que c’est bien d’eux qu’il s’agit. La ministre du Tourisme, Laura Lahoud, et le ministre de la Santé, Dr Rakan Nasreddine, ont ouvert la séance par un mot de soutien.

Un piège bien ficelé

Sur les estrades comme dans les couloirs, le même constat revient: les industriels du tabac ont changé de terrain de chasse. Et leur cible est claire. «Ils utilisent des parfums accrocheurs – bubble gum, popcorn, fraise, chocolat – et créent des emballages dignes d’un gadget électronique ou d’un bijou. Ils ont tout compris à ce que les jeunes aiment», dénonce Elsa Yazbek Charabati, journaliste chevronnée, chef de département à l'USJ et présidente de TFI depuis quelques mois. «Aujourd’hui, certains commencent à fumer dès 11 ou 12 ans. C’est la catastrophe.» «Le slogan de cette année, “Bright Products, Dark Intentions”, en dit long sur le piège qui se referme sur nos enfants», confie-t-elle plus tard à Ici Beyrouth. «Les produits de vapotage sont de véritables bombes chimiques déguisées en accessoires cool.»

Le Dr Ghazi Zaatari, directeur du centre de connaissances de l’OMS sur le tabagisme et le narguilé, alerte sur la communication trompeuse des fabricants: «Ils jouent sur l’innocence des visuels, des couleurs, des arômes, pour masquer la toxicité des produits. C’est une stratégie de manipulation dangereuse.»

À ses côtés, la parlementaire Najat Saliba reconnaît que faire respecter l’interdiction de fumer dans les lieux publics reste une utopie. Le débat s’anime. Les mots sont crus, les constats alarmants. Mais la volonté de faire bouger les lignes est palpable.

Informer, prévenir, éduquer

Dans ce combat, Elsa Yazbek Charabati est une vraie militante. «Je suis dans cette association depuis sa création en 2000, quand j'ai fait un reportage télé sur le sujet. L'histoire m'a touchée: après la mort tragique de maître Antoine Kairouz, emporté par un cancer du poumon dû à la cigarette, ses enfants ont créé cette ONG pour mettre en garde d’autres jeunes de tomber dans ce piège. C’est ainsi que tout a commencé.»

Entre deux panels – l’un consacré à l’application de la loi 174, l’autre au rôle des influenceurs –, elle raconte comment son métier nourrit sa mission: «Mon rôle de journaliste m’a permis d’accompagner cette cause, de la médiatiser, de l’amplifier. J’ai couvert les premiers combats pour faire voter la loi 174, j’ai vu la loi passer en 2011, puis sombrer dans l’oubli. Aujourd’hui, on se bat pour la faire appliquer à nouveau.»

Et là, cette fervante militante insiste: «Cette loi, qui aurait dû transformer le paysage sanitaire au Liban, n’a été appliquée que trois mois. Trois mois! Et encore… de manière très partielle. On a vu des cafés contourner les règles en installant des rideaux pour isoler les fumeurs, des clubs redéfinir leurs espaces pour tromper les inspecteurs, des lieux publics fermer les yeux pour ne pas perdre leur clientèle. Une loi sabotée par l’absurdité, l’hypocrisie et l’absence totale de contrôle. Comme si protéger la santé publique était optionnel. C’est surréaliste.»

Mais l’essentiel se joue ailleurs. Dans les écoles, au plus près des enfants. «Nous avons conçu, avec des psychologues, des tabacologues et des experts en communication, un matériel pédagogique adapté. Nous formons les professeurs qui, à leur tour, forment les élèves. Cette chaîne de prévention est notre plus grand espoir.»

Un message clair: respect de la loi, prévention, courage politique.

À l’occasion de cette Journée mondiale, Elsa Yazbek Charabati martèle son message. «Le changement commence par les jeunes. Mais c’est aux responsables politiques de montrer l’exemple. On ne peut plus ignorer les dangers du vapotage, qui touchent non seulement les poumons, mais aussi le cerveau. Vous imaginez?»

Elle fait une pause, regarde la salle où se succèdent les témoignages, les questions… et les élèves. Puis elle ajoute: «Les gens peuvent fumer dehors. Au Liban, on a 360 jours de soleil ! Au Canada, ils sortent fumer même quand il fait -50°.»

Réguler les nouveaux produits: un chantier prioritaire

Pourquoi alors est-il si difficile de réguler la vente des cigarettes électroniques et des produits aromatisés au Liban? «Bonne question, répond-elle, mi-amère. C’est ce que nous avons demandé aujourd’hui aux députés présents. Il y a des résistances, des intérêts économiques. Mais on ne peut plus rester les bras croisés.»

Et soudain, Elsa lâche une bombe: «Le Liban figure au 6ᵉ rang mondial des pays où l’on fume le plus. Ce n’est pas une fierté, c’est un drame, surtout pour un pays où l’on vante sans cesse le niveau d’éducation. Cette croyance absurde selon laquelle la cigarette électronique serait "moins nocive" que la cigarette normale est un mensonge. Les études sérieuses le prouvent. Cherchez sur Google: University of Manchester Vaping Study. On ne peut plus dire qu’on ne savait pas.»

Et si l’espoir portait un uniforme d’écolier?

En quittant le siège de l’Ordre, on croise un groupe de lycéens venus écouter les débats. Ils discutent des arômes de vape comme on parle de sodas. L’un d’eux nous glisse: «On nous dit que ce n’est pas dangereux… mais ce qu’on a entendu aujourd’hui fait réfléchir.»

Une graine est semée. Mais face à la puissance marketing des industriels et à l'inertie persistante, la réflexion de quelques-uns ne suffira pas. L'heure n'est plus aux constats, mais à une mobilisation sans faille pour arracher la jeunesse libanaise à ce piège annoncé.

C’est peut-être là que se joue le plus grand pari de TFI. Non pas convaincre ceux qui savent, mais éveiller ceux qui ne savent pas encore. Et espérer, à travers l’éducation, inverser la vapeur. La journée s’est conclue par la remise des prix Kairouz, une initiative visant à récompenser les meilleures créations de sensibilisation contre le tabagisme réalisées par des élèves d’établissements scolaires. Un moment émouvant, ponctué d’applaudissements et de sourires. Comme une manière de passer le flambeau. Les élèves les plus impliqués ont été chaleureusement récompensés. La Sagesse, Saint-Cœurs Sioufi, Athénée de Beyrouth, Besançon, Sœurs de la Charité…

Ces établissements ont prouvé que la prévention peut aussi venir d’en bas  et que l’avenir appartient à ceux qui osent dire non.

 

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