
Dans ce second volet, Huda al-Khamis-Kanoo dévoile les fondements de sa vision artistique et diplomatique. À travers les grandes lignes de la programmation 2025 du Festival d’Abou Dhabi, elle partage les valeurs qui guident son action, à savoir dialogue, enracinement, ouverture au monde. Un entretien en profondeur, à l’image du rayonnement qu’elle impulse depuis plus de vingt ans.
Au cœur d’un émirat en perpétuelle mutation, le Festival d’Abou Dhabi s’affirme, année après année, comme un espace de dialogue interculturel et de création exigeante. Porté par la vision de sa fondatrice, Huda al-Khamis-Kanoo, il orchestre des rencontres inédites entre les continents, les esthétiques, les générations. À l’occasion de sa 22e édition, marquée par un hommage appuyé au Japon et une série de collaborations internationales majeures, Ici Beyrouth a poursuivi l’échange entamé dans sa demeure-musée pour évoquer les coulisses, les choix et les ambitions d’un festival devenu un acteur central du paysage culturel mondial.
Le thème du Festival d’Abou Dhabi 2025 est «Abou Dhabi – un monde en harmonie». En quoi incarne-t-il la vision que vous portez pour le rôle du festival dans le paysage culturel mondial?
Nous avons choisi cette année le thème de l’harmonie parce qu’il reflète fidèlement l’essence même d’Abou Dhabi, une ville où coexistent pacifiquement plus de 200 nationalités. Ce thème est aussi une métaphore de ce que propose le festival: une musique porteuse d’universalité, comme Abou Dhabi, un monde d’harmonie.
C’est également un hommage à la culture japonaise, notre pays d’honneur cette année, pour qui l’harmonie est une valeur cardinale. Ce choix exprime notre ambition: faire du festival un espace de rencontres et de dialogue entre institutions, artistes et publics, aux Émirats, dans le monde arabe et à l’international.
Le Japon est à l’honneur cette année, marquant plus de 50 ans de relations bilatérales avec les Émirats arabes unis. Comment cette amitié se reflète-t-elle dans la programmation, notamment avec la première arabe du New Japan Philharmonic Orchestra?
Notre collaboration avec le Japon se manifeste fortement dans la programmation. Nous avons voulu en refléter les multiples facettes: l’excellence de sa scène classique, avec le New Japan Philharmonic Orchestra dirigé par le grand maestro Yutaka Sado, en est une expression éclatante.
Mais nous avons aussi tenu à mettre en lumière la richesse du patrimoine traditionnel japonais, à travers des artistes comme la percussionniste Kuniko Kato, aussi virtuose dans les répertoires contemporains que traditionnels, ou encore le groupe Kodo, maître des tambours taiko.
Au-delà des concerts, c’est un véritable dialogue que nous instaurons entre le Japon et les Émirats, autour de l’équilibre entre enracinement culturel et ouverture. Une conversation artistique et philosophique, en écho à nos deux sociétés.
Le programme «Abu Dhabi Abroad» présente en première mondiale la mise en scène de Pelléas et Mélisande par Wajdi Mouawad, en coproduction avec l’Opéra national de Paris. Quelle est la portée de cette première collaboration avec le monde arabe?
Cette coproduction est une étape historique: c’est la première fois que l’Opéra national de Paris collabore avec une institution du monde arabe. Elle incarne des valeurs que nous partageons: exigence artistique, intégrité, passion.
Pelléas et Mélisande, opéra novateur de Debussy, n’avait pas été recréé par l’Opéra depuis 30 ans. Redonner vie au patrimoine en l’ouvrant à la créativité contemporaine est au cœur de notre démarche.
Et nous avons souhaité que cette œuvre soit portée par un artiste à notre image. Wajdi Mouawad, entre Orient et Occident, symbolise cette universalité enracinée que défend le Festival d’Abou Dhabi.
Le festival accueille pour la première fois au Moyen-Orient deux expositions majeures en partenariat avec le Musée d’art de Séoul, qui voyageront ensuite au Japon, à Singapour et en Chine. Quels sont les objectifs de cette initiative?
Ce projet prolonge notre collaboration de longue date avec la Corée du Sud. Les expositions que nous produisons sont le fruit d’un dialogue continu avec les institutions partenaires. Avec le SeMA, nous avons conçu une exposition conjointe permettant à des œuvres coréennes de venir à Abou Dhabi et à des œuvres émiraties de voyager à Séoul et au-delà.
Cela favorise le rayonnement de nos artistes, mais surtout un échange profond entre nos sociétés à travers l’art. La codirection artistique du projet, menée par Maya Khalil et Kyung-hwan Yoo, permet à nos experts de partager pratiques, idées et méthodes.
Une publication accompagnant l’exposition ira plus loin qu’un simple catalogue: elle offrira des réflexions critiques, nourrissant le dialogue académique et artistique.
En tant que fondatrice du festival, comment percevez-vous l’évolution de la scène culturelle à Abou Dhabi depuis sa création il y a 22 ans?
Il serait inexact de dire qu’il n’y avait rien il y a 22 ans. Des institutions comme le Moujama’ thaqafi et de nombreux artistes ont posé les premières pierres de la scène actuelle. Ce qui a changé, c’est l’ampleur et la structuration du paysage culturel: davantage de visibilité, d’infrastructures, une diversité artistique plus grande. L’investissement dans l’éducation artistique, et modestement nos efforts, ont aussi contribué à cet essor. Mais ce qui reste constant, c’est l’ouverture et l’hospitalité promues dès le départ par cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyane et poursuivies par ses successeurs. Grâce à l’engagement d’acteurs comme DCT ou l’île de Saadiyat, Abou Dhabi est devenu un pôle culturel majeur, et ce n’est qu’un début.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes artistes de la région qui aspirent à une reconnaissance internationale?
Je leur dirais de ne pas viser tout de suite la scène internationale. Cela viendra. Il faut d’abord se concentrer sur son art, et surtout, travailler. Travailler encore et encore. La reconnaissance internationale est importante, mais elle doit s’appuyer sur une voix artistique forte et singulière, qui prend du temps à se forger. Il faut croire en soi, cultiver sa différence, assumer son identité au lieu d’imiter.
Et surtout, comprendre que la valeur d’une œuvre ne dépend pas de sa validation extérieure. Le travail des jeunes artistes arabes a de la valeur en soi.
Enfin, Admaf est là pour les accompagner: en formation, en résidence, en mise en relation. À condition qu’ils soient prêts à s’investir pleinement.
Commentaires