Le ministère du pape François, une mise en perspective
Les personnes faisant la queue pour communier passent devant une photo du pape François lors d’une messe célébrée en hommage au regretté pape François à la cathédrale catholique St Mary’s, au Cap, le 23 avril 2025. ©Rodger Bosch / AFP

Le décès du pape François nous interpelle à plus d’un titre, celui de son apport sui generis au ministère pétrinien et de son rapport à un monde en pleine transformation. J’ai eu la chance de le rencontrer en 1995 au collège San Salvador, alors qu’il était évêque titulaire d’Auca et auxiliaire de Buenos Aires. Mon parcours latino-américain a suivi le tracé des missions jésuites et franciscaines, ce qui m’a permis d’avoir une connaissance de première main de l’Église et de son rôle dans le sous-continent américain.

Le père Bergoglio s’inscrit dans une filiation très propre à l’Église en Amérique latine, celle des ordres missionnaires (franciscain, dominicain, jésuite) qui ont promu les ministères évangéliques au détriment des politiques de puissance et de leurs incidences sur le statut des Églises naissantes: la pensée et l’action pionnière de Bartolomeo de Las Casas (1484-1556) et de l’école de Salamanque (1526-1617); des missions jésuites et franciscaines (XVI, XVII, XVIII siècles) furent à la source d’une tradition de travail missionnaire qui s’effectuait aux interstices du droit naturel, de l’éducation et des réformes économiques et sociales qui ont ponctué l’histoire des Amériques latines.

Les figures contemporaines de proue d’Alberto Hurtado (1901-1952, Chili), de Helder Camara (1909-1999, Brésil) et d’Oscar Romero (1917-1980, San Salvador), ), et d’Ivan Illich (1926-2002), l’influence intellectuelle des martyrs Maryknoll et jésuites au San Salvador (1980, 1989), et le document majeur de la cinquième conférence de l’épiscopat latino-américain et caribéen de l’Aparecida au Brésil (13-31 mai 2007) nous permettent de circonscrire l’univers théologique et pastoral du père Bergoglio.

L’autre source est celle de la papauté contemporaine, où l’on a assisté aux grandes réformes qui ont posé les jalons d’un bouleversement majeur qui a redéfini les rapports du Saint-Siège aux intrications de l’histoire européenne; à l’héritage des États pontificaux; au rôle central de la papauté dans la genèse de l’identité européenne; et au changement des paradigmes d’Église, comme l’a si bien expliqué Hans Küng. L’action prophétique du pape Jean XXIII, qui fut à l’origine du concile Vatican II, sera déterminante dans la rénovation intellectuelle, théologique et ecclésiologique de l’Église (aggiornamento).

Les ministères de Jean XXIII (1958-1963), de Paul VI ( 1963-1978), de Jean-Paul I (1978) , de Jean-Paul II (1978-2005), de Benoît XVI (2005-2013) et de François (2013- 2025) ont institué des coupures et posé de nouveaux paradigmes portant sur la vocation propre de l’Église dans un monde sécularisé: le rapport aux souverainetés politiques; les enjeux de la mondialisation et du pluralisme politique, culturel et religieux; les nouvelles questions philosophiques, théologiques et éthiques et leurs relations aux nouvelles visions du monde et problématiques générées par les développements de la science et de la réflexion philosophique contemporaine; les mutations économiques et le monde du travail; les enjeux du changement social, les problèmes du développement et ses incidences géopolitiques et démographiques; le totalitarisme contemporain et ses défis multiples; et les nouveaux chantiers de l’action missionnaire et ministérielle de l’Église.

Les papes susmentionnés ont apporté leurs réponses respectives à partir d’un référentiel qui leur était propre et sur la base d’un ordre de priorités que les circonstances historiques leur ont imposé. Toutefois, il faudrait savoir que leurs élections respectives étaient loin d’être fortuites; elles correspondaient à un travail de discernement qui explique les choix judicieux qui ont amené des personnalités aussi qualifiées et émanant de conjonctures diverses. Le profil des papes en question se définit à partir des paradigmes posés par Vatican II et des textes conciliaires qui en ont émané (Gaudium et Spes, Nostra Aetate).

Autrement, chacun d’entre eux se ressourçait dans un terreau intellectuel, spirituel, théologique et pastoral propre: Jean XXIII, le ministère au croisement de la pastorale et de la diplomatie; Paul VI, la pastorale aux interstices de la vie intellectuelle et de la diplomatie; Jean-Paul I, le ministère épiscopal et le souci pastoral; Jean-Paul II, la spiritualité, la philosophie, la pastorale et les défis politiques, éthiques et religieux de l’ère contemporaine ; Benoît XVI, le penseur et les questions de la modernité; François, l’Église des périphéries et le décentrement des axes de l’action ministérielle.

L’élection différée du jésuite qui devait succéder à la figure imposante de Jean-Paul II dénotait beaucoup de prudence de la part du collège des cardinaux-électeurs. Il fallait, somme toute, assurer une transition avec des repères intellectuels solides comme ceux de Joseph Ratzinger. Le choix inévitable de François était venu à échéance afin que l’Église puisse opérer son recentrement et se repositionner sur de nouvelles lignes de fractures engendrées par les éclatements géopolitiques, démographiques et normatifs dans un monde en pleine mutation.

Le profil typiquement latino-américain de Jorge Bergoglio ne pouvait pas tromper: la discipline jésuite; le caractère forgé aux réalités d’une famille de migrants italiens et des misères des favelas qu’il a servies; du travail pastoral et éducatif à Buenos Aires; des traumatismes de la dictature militaire et des responsabilités d’un jeune provincial jésuite cautérisé par la violence; et du travail de discernement ignatien au contact des réalités les plus pénibles. Il s’agit d’une spiritualité évangélique à l’épreuve des réalités les plus désobligeantes de la pauvreté, de l’injustice et de la violence politique la plus crue.

Pour avoir suivi le parcours des jésuites en Amérique latine pendant deux décennies, je comprends mieux les traits de cette spiritualité aussi vivante qu’exigeante. Le pape François est le parangon de «l’éthique de conviction» et de ses imbrications étroites avec «l’éthique de responsabilité». D’où cette ténacité qu’on n’arrive pas à accorder avec les impératifs de la realpolitik et de ses contraintes. Il préfère ignorer les réalités politiques lorsqu’il s’agit de défendre les droits humanitaires et la dignité des êtres humains. D'où, les interdits qu'il s'imposait et les contresens et les effets pervers qu'ils peuvent induire en politique. 

Le refus d'une approche politique de la question migratoire et des rapports problématiques de l’islam avec les régimes de démocratie libérale en faisait partie. Ses positions se définissent à partir des droits de l’homme et du dialogue interreligieux. S'ajoute à cela la sensibilité aux questions de l'environnement et à leurs incidences sur les équilibres économiques et de société (Laudato si) où il reprend les grands thèmes de la spiritualité franciscaine et de la réflexion de ses prédécesseurs Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI (messages aux Nations unies, 1970, 1972; Redemptor hominis, 1979; Caritas in veritate, Benoît XVI) ; son rejet de l’économie auto-référentielle, de la marchandisation des rapports sociaux et de la culture consumériste (qualifiée de culture de la production des déchets) et de leurs effets prédateurs. C’est là que la casuistique jésuite s’arrête pour donner place à l’éthique absolutiste et à ses impératifs catégoriques et à leurs apories ? 

Sinon, les questions de la morale sexuelle, de l’avortement et de l’euthanasie sont abordées sous l’angle de l’autonomie de la conscience individuelle (qui suis-je pour juger), du discernement moral et spirituel, de la réciprocité morale et de la dignité fondamentale de toute vie humaine.

Autrement, le chantier des réformes au sein de la gouvernance de l’Église (Curie romaine) poursuit la dynamique propulsée par Vatican II dans le sens de la collégialité ; de la décléricalisation de l’Église; de la déconstruction des figures du pouvoir et des dérives systémiques (corruption et délinquance sexuelle) ; et d’une dynamique inclusive, comme cela s’est manifesté lors du dernier synode à Rome (octobre 2024). En réalité, le pape François a consolidé l’image du ministère pétrinien et de la collégialité au détriment des dérives du centralisme romain. 

Sa politique de rupture avec les ancrages européens au bénéfice des nouvelles frontières de la gouvernance de l’Église est imprégnée par la dynamique dont il hérite et qui ne cesse d’évoluer au gré des mutations géopolitiques et démographiques. Le choix des périphéries a fini par instituer une nouvelle géopolitique ecclésiale et de nouveaux agendas, comme l’attestent les encycliques qui ont fixé les orientations de son pontificat. Les questions de l’inculturation et de l’acculturation ont largement défini ses axes de réflexions théologiques et liturgiques. Son intransigeance vis-à-vis des traditionalistes a occasionné des ruptures de communion qui auraient pu être traitées de manière plus adroite et dans le cadre d’une approche davantage soucieuse des différences de sensibilité liturgique au sein de la tradition romaine.

Son style de gouvernance et sa démarche personnelle ont redéfini la charge et ses configurations statutaires. Le fait d’avoir cassé des protocoles séculaires en dit long sur le caractère du personnage et sa vision. Au lieu de se cantonner à des vœux, il a remis en cause des pratiques, des intérêts et des verrouillages qu’on croyait hermétiques. Ce souci pour la pauvreté, la marginalité et toutes formes d’exclusion a retrouvé écho à tous les niveaux (l’image de l’Église comme hôpital de campagne et celle des périphéries). Son ministère en était la première illustration. Le personnage a redéfini le statut de manière concrète alors que la dynamique réformiste sur le plan institutionnel poursuit son cours depuis Vatican II. Son ministère reprend, également, les thèmes de la pastorale de Karol Wojtyla.

Il a surtout cassé les réifications hiératiques de l’institution au profit d’une pastorale qui réinvente ses modes de gouvernance de manière permanente pour mieux répondre aux impératifs des ministères évangéliques. Somme toute, c’est la logique des béatitudes qui est à l’œuvre. Le pape François laisse un bel héritage empreint de la mansuétude de saint François d’Assise, de la détermination de saint Ignace de Loyola et du zèle missionnaire de saint François-Xavier. Toutefois, il laisse également des chantiers à poursuivre et des débats non entamés. La succession du pape François doit inévitablement se recommander d’un héritage composite qui récapitule la texture riche et bigarrée de la papauté contemporaine.

 

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