
Alors que le Liban se prépare à organiser ses élections municipales pour la première fois depuis 2016, l’attention des observateurs se porte sur une constante du paysage politique libanais: l’emprise des familles sur la scène locale. Si les élections municipales sont censées refléter la volonté populaire et les besoins concrets des citoyens, elles sont, dans bien des cas, dominées par des logiques claniques, confessionnelles et familiales profondément enracinées. La démocratie locale libanaise reste ainsi piégée entre traditions, clientélisme et dynasties politiques.
Un théâtre de la continuité familiale
Des montagnes du Chouf aux ruelles de Tripoli, en passant par les villages de la Békaa et dans certains quartiers de Beyrouth, une réalité s’impose: les élections municipales libanaises ressemblent plus à une reconduction familiale qu’à un scrutin démocratique. Dans de nombreuses localités, les têtes de listes ne sont pas nécessairement choisies pour leur compétence, leur vision ou leur programme, mais parce qu’elles appartiennent à une famille influente qui détient, de génération en génération, les rênes du pouvoir local.
Dans certaines régions, il est presque impensable d’imaginer une victoire électorale sans l’appui d’une ou de plusieurs familles dominantes. À Zgharta, la famille Frangieh. À Saïda, les Hariri. À Zahlé, les Skaff. Et la liste est longue. Les noms changent rarement. Seules les générations tournent.
«Chez nous, c’est toujours le cousin du cousin qui reprend la municipalité», confie un habitant de Jounieh. «Même quand il ne vit plus ici, il revient juste pour les élections.»
Le poids du confessionnalisme: la famille comme garant communautaire
Cette domination familiale est étroitement liée au système confessionnel libanais, où chaque communauté religieuse se bat pour préserver sa représentation au niveau local comme au niveau national. La famille, dans ce contexte, n’est pas seulement un acteur politique: elle est le garant de l'équilibre communautaire. Elle représente la voix de la communauté, protège les intérêts de ses membres, et agit souvent comme relais entre la population et les appareils de l'État.
Cela se traduit par des alliances électorales forgées non sur la base de visions de développement local, mais selon des équilibres confessionnels fragiles. Les listes électorales sont ainsi souvent des mosaïques familiales où l’on cherche à «équilibrer» les appartenances religieuses, quitte – dans certains cas – à sacrifier la compétence au profit du consensus tribal.
Le clientélisme comme ciment de la loyauté
Les familles influentes ne se contentent pas de monopoliser les postes municipaux: elles détiennent également les réseaux d’accès aux ressources. Dans un pays où les services publics sont défaillants, ces familles jouent un rôle quasi étatique. Elles aident à trouver un emploi, obtenir une bourse d’études, faire passer un permis de construire, ou même brancher une ligne d’électricité qui est souvent illégale. En retour, elles s’attendent à une loyauté totale dans les urnes.
«Je sais qu’ils ne font rien pour la commune, mais si je ne vote pas pour eux, je perds leur soutien pour mon fils qui cherche du travail», admet une mère de famille dans un village de la Békaa. «On n’a pas vraiment le choix.»
La vie municipale réduite au silence
Le résultat de cette emprise est dramatique: l’inaction municipale devient la norme. Les projets de développement stagnent, les infrastructures se dégradent et la gestion des ressources locales est souvent entachée de favoritisme. Peu de présidents des conseils municipaux rendent des comptes. Les réunions municipales sont parfois des formalités, quand elles ne sont pas de simples scènes de théâtre politique entre branches rivales d’une même famille.
Paradoxalement, dans certaines zones, les familles dominantes financent de leur propre poche certains projets pour asseoir leur popularité: rénovations d’églises, construction d’une salle de sport, organisation de festivals locaux. Ces gestes sont souvent perçus comme des «faveurs» personnelles, non comme un droit citoyen ou un devoir d’élu.
La jeunesse: une lueur d’espoir?
Aujourd’hui, des initiatives renaissent à Tripoli, Saïda, Baalbeck ou encore dans des zones plus rurales. Les candidats indépendants, souvent jeunes et diplômés misent sur la transparence, la participation citoyenne et la gestion efficace des ressources.
Mais la tâche reste immense: les moyens sont limités, les obstacles sociaux nombreux, les familles traditionnelles ne lâchent pas leur pouvoir sans résistance.
Vers une autre culture politique?
Changer la dynamique des élections municipales au Liban nécessite plus qu’un changement de visages. Cela passe par une refonte du système électoral local, une décentralisation réelle des pouvoirs et surtout une transformation culturelle. Tant que l’accès aux droits fondamentaux dépendra des réseaux familiaux, la démocratie locale ne pourra pleinement s’épanouir.
Cependant, les fissures commencent à apparaître dans le mur électoral. Une jeunesse informée et une population de plus en plus exaspérée par la mauvaise gestion locale peuvent, à terme, renverser les règles du jeu.
La politique municipale libanaise reste aujourd’hui une affaire de familles. Mais peut-être que, demain, elle deviendra enfin l’affaire de tous.
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