
Qu’une chose soit claire avant tout: aucun Syrien, aucun Libanais, aucun Palestinien… ne regrette la chute des Khmers rouges du Levant. La dynastie Assad, coupable de crimes contre l’humanité et de massacres à grande échelle à l’encontre de son peuple et de ceux des pays «frères», après quatorze ans de guerre civile, a fini par tomber.
Le problème, c’est qu’aujourd’hui, la Syrie n’est ni reconstruite, ni réconciliée, ni même réellement gouvernée et pacifiée. Les récents affrontements suivis d’exactions contre les civils sur la côte sont venus rappeler dans le sang que la Syrie est loin, très loin de tendre vers un minimum de démocratie. À la place, c’est une nouvelle génération d’islamistes, bien moins caricaturaux que ceux d’Al-Qaïda, mais tout aussi dogmatiques, qui a investi les leviers du pouvoir.
Dans les rues d’Idleb, d’Afrin, de Damas, de Homs et d’Alep, les barbes sont plus taillées, les discours plus polis, les sourires plus diplomatiques. Mais derrière les apparences, c’est toujours la même matrice idéologique: celle d’un islam politique conquérant, qui a simplement changé de packaging pour mieux séduire les chancelleries occidentales. Leur message est simple: «Nous ne sommes pas Daech. Nous ne sommes pas Al-Qaïda. Nous sommes les modérés que vous cherchiez.»
Au cœur de cette transformation, un nom cristallise la stratégie: Ahmad el-Chareh. Ancien cadre de la nébuleuse jihadiste, passé par les prisons syriennes, les camps d’entraînement et les champs de bataille, El-Chareh a su faire sa mue et a abandonné son nom de guerre: Al-Joulani.
Là où Ben Laden est passé du statut d’allié des Américains à celui d’ennemi public numéro un, El-Chareh emprunte, plus intelligemment, le chemin inverse. Le voilà aujourd’hui reçu à Doha, cité dans les câbles diplomatiques comme un «interlocuteur pragmatique», et même évoqué dans les couloirs de certains think tanks américains comme un homme avec qui «on peut travailler». Le nom de la nébuleuse qui l’a porté au pouvoir est opportunément «Hay’at Tahrir al-Sham». Al-Sham, pas la Syrie. Les mots ont un sens. Le choix de cette appellation implique une dimension géographique régionale transfrontalière qui englobe la Syrie, le Liban, la Jordanie, Israël et les territoires palestiniens. Une façon de dire: nous ne nous arrêterons pas aux frontières issues des mandats et des colonisations que nous ne reconnaissons pas.
Peut-on donc vraiment travailler avec d’anciens mouvements estampillés terroristes? Sont-ils sincères dans leur transformation ou les idées extrêmes sont-elles atténuées par une couche de maquillage politique? Peut-on croire à la modération d’un mouvement qui commence à remettre en cause les droits des femmes et la liberté religieuse? Peut-on cautionner, par opportunisme géopolitique, ce que l’on condamnait hier avec fracas?
La réponse est peut-être dans le silence des Syriens eux-mêmes; dans ces villages exsangues où l’État a disparu, remplacé par des autorités islamistes locales financées par la Turquie ou des fonds privés du Golfe; dans ces camps de réfugiés qui s’éternisent et dont la population augmente au Liban et ailleurs, où l’on n’ose plus envisager un retour; dans cette Syrie morcelée, livrée à des puissances étrangères qui jouent aux échecs avec des pions humains.
Ce n’est pas la démocratie qui a remplacé la dictature. C’est une autre forme d’autoritarisme, habillée de modernité, mais tout aussi étouffante. Un autoritarisme qui sait désormais séduire Washington, convaincre Bruxelles, négocier avec Ankara. Un autoritarisme new look, propre sur lui, mais porteur des mêmes graines d’exclusion et de violence.
La Syrie est-elle encore un pays, ou simplement un terrain vague, colonisé par des idéologies concurrentes, sous le regard cynique des puissances mondiales? Si la question reste ouverte, une chose est certaine: l’avenir syrien ne peut se construire ni avec les bourreaux d’hier, ni avec les extrémistes d’aujourd’hui, quel que soit leur costume.
Winston Churchill disait: «Certains changent de mouvement pour défendre leurs convictions. D’autres changent de convictions pour défendre leur mouvement.»
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