À Maaloula, l’araméen n’a pas dit son dernier mot
©Syrian Guides

Depuis Berlin, Jarjoura, 28 ans, se connecte chaque semaine à son cours d’araméen. «C’est une langue que mes grands-parents parlaient à Maaloula, mais que mes parents ont cessé d’utiliser en migrant en Allemagne. Grâce à l’association Yawna, je redécouvre mes racines», confie-t-il. Fondée par le linguiste Rimon Wehbi, cette initiative propose un enseignement structuré de l’araméen occidental, mêlant grammaire, vocabulaire et traditions orales. Jarjoura fait partie d’une génération dispersée, mais déterminée à ne pas laisser cette langue millénaire sombrer dans l’oubli.

Une renaissance communautaire à Maaloula

À Maaloula, village syrien perché sur les montagnes, l’araméen n’est pas qu’un vestige d’histoire ou un objet de musée: c’est une mémoire vivante, bien que fragile. Malgré les ravages de la guerre civile, l’exode rural et la marginalisation politique, les habitants s’acharnent à préserver cette langue, ultime marqueur de leur identité.

Entre cours du soir, chants bibliques et ateliers de calligraphie, les anciens transmettent patiemment leur héritage aux enfants. «Après l’école, nous commençons à enseigner l’araméen aux plus jeunes», explique Sarks, enseignant local. «C’est notre manière de transmettre ce patrimoine aux générations futures.»

Depuis 2006, l’association grecque-melkite Les amis de Maaloula a mené plusieurs actions: signalétique en araméen dans les espaces publics, publication de plaques explicatives sur les monuments historiques, création d’un Centre de langue affilié à l’université de Damas. Les cours, assurés par des villageois âgés, reposent sur une méthode essentiellement orale, une nécessité après la destruction de nombreux manuscrits dans les conflits. Par ces gestes, Maaloula ne se contente pas de sauvegarder une langue: elle affirme sa présence, sa continuité, sa résistance face à l’effacement.

Numérique et jeunesse: un pont entre générations

Mais Maaloula ne suffit plus à garantir la survie de l’araméen. Moins de 20% des habitants le parlent encore couramment, et la majorité des locuteurs ont plus de 60 ans. C’est pourquoi de nombreuses initiatives investissent le numérique, pour toucher les jeunes là où ils sont: en ligne

Des applications mobiles comme Learn Aramaic, conçue par Benny Betyadgar, proposent des cours interactifs. Des chaînes YouTube diffusent des leçons avec sous-titres, des chants et des expressions courantes, tandis que sur Instagram, des comptes comme @wca_youth_academy partagent poésie, recettes et culture, créant une communauté virtuelle engagée. C’est par ces plateformes que le WCA organise chaque année un voyage de neuf jours en Turquie (Tur Abdin) pour les jeunes Araméens d’Europe. Ce programme vise à reconnecter la diaspora à ses racines culturelles et linguistiques en favorisant l’apprentissage de l’araméen et la découverte du patrimoine.

«Les réseaux sociaux sont un moyen puissant de sensibiliser les jeunes à leur héritage», note Élias, professeur d’histoire à Damas. «Ils tissent un lien entre tradition et modernité.» Cette stratégie numérique répond aussi à la dispersion géographique des Araméens et à la fracture générationnelle: derrière l’écran, une langue ancienne reprend vie.

La diaspora: un réseau global pour la langue

La diaspora araméenne joue un rôle crucial dans la revitalisation de la langue et de la culture. À travers le monde, des organisations comme le World Council of Arameans (WCA) organisent chaque année, le 1er octobre, l’Aram Day, journée mondiale célébrant l’identité araméenne. «Participer à l’Aram Day me permet de renouer avec mes racines et de me sentir reliée à une communauté mondiale», témoigne Jarjoura. «Cela me motive à poursuivre l’apprentissage.»

Sur Facebook, des groupes comme World’s Arameans ou Assyrian Social Network animent des échanges autour de ressources, vidéos, et expériences, surmontant la distance et renforçant la cohésion intergénérationnelle. En parallèle, des conférences internationales – souvent organisées par des institutions comme l’International Aramaic Institute ou l’Université de Californie – réunissent chercheurs, artistes et activistes. Ces événements sont autant d’espaces où sont conçues des stratégies concrètes pour intégrer l’araméen dans les systèmes éducatifs des pays d’accueil et encourager son enseignement.

Mais la diaspora ne se limite pas aux célébrations culturelles. Nombreux rassemblements symboliques ont eu lieu pour exiger la reconnaissance officielle de l’araméen par les Nations unies et la protection des droits culturels des peuples araméens en Syrie et en Irak. Soutenues par plusieurs ONG, ces mobilisations portaient un message clair: l’araméen doit être reconnu comme langue minoritaire protégée.

«Je vais aux rassemblements dès que je peux, raconte David, un des manifestants. C’est important de montrer qu’on existe et qu’on a des droits». Sur la scène internationale, les Araméens forment désormais un groupe d’intérêt politique actif, multipliant les démarches auprès de l’ONU et du Conseil de l’Europe pour faire valoir leurs droits linguistiques et culturels, obtenir des financements pour reconstruire leurs centres culturels détruits, et intégrer la langue dans les programmes scolaires locaux. «Notre combat est politique, car la langue est au cœur de notre identité et de notre survie collective», affirme David.

Pour soutenir ces initiatives, des campagnes de financement participatif ont permis de récolter des dizaines de milliers de dollars, utilisés notamment pour produire des manuels bilingues araméen-anglais et développer des cours en ligne gratuits.

Identité blessée, identité sublimée 

Le sociologue André Bourgeot qualifie ce phénomène d’«identité sublimée»: plus les individus s’éloignent de leur terre, plus leur attachement à leur culture d’origine se renforce. Tshakla, originaire de Maaloula et vivant à l’étranger, confie: «Apprendre l’araméen est devenu plus important pour moi qu’à l’époque où je vivais au village. Cette langue est le lien qui me rappelle d’où je viens.»

Cette dynamique s’inscrit dans un contexte où l’araméen fait face à un «autre» dominant: l’arabe, l’État syrien centralisé et les tensions géopolitiques du Moyen-Orient. Le sociologue norvégien Fredrik Barth, spécialiste des frontières identitaires, rappelle que c’est par la reconnaissance de l’altérité que les groupes construisent et renforcent leur identité. Ce que vivent aujourd’hui les Araméens, c’est une réappropriation de ces frontières imposées pour affirmer leur singularité.

«Nos efforts pour enseigner l’araméen, organiser des événements et réclamer sa reconnaissance officielle sont autant de gestes de fierté et de résilience», conclut Rena, habitante de Maaloula engagée. Ces démarches ne sont pas seulement linguistiques ou culturelles: elles constituent une stratégie identitaire consciente. À travers la mobilisation des outils numériques, des réseaux sociaux, des événements culturels et des actions politiques, les Araméens déploient une contre-hégémonie culturelle qui leur permet de résister à l’effacement et de reconstruire leur présence collective, tant sur le plan local que global.

À Maaloula comme dans la diaspora, l’araméen n’est pas seulement une langue à préserver, c’est un socle identitaire à réactiver. Face à l’effacement, une réponse s’organise: collective, transnationale, résolument tournée vers l’avenir. De la montagne syrienne aux écrans du monde entier, une même volonté résonne: l’araméen n’a pas dit son dernier mot.
 

* tous les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat

 

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