Mario Vargas Llosa, le romancier du Pérou devenu écrivain en France
L’écrivain péruvien et prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa, pose le 17 octobre 2014 à Aix-en-Provence, lors du festival littéraire La Fête du Livre. ©Anne-Christine POUJOULAT / AFP

Écrivain majeur du «boom» latino-américain, Mario Vargas Llosa s’est éteint à Lima à l’âge de 89 ans, laissant derrière lui une œuvre vaste, traduite dans le monde entier, et une relation intime avec la France, son véritable berceau littéraire.

Né en 1936 à Arequipa, il quitte le Pérou pour l’Europe dans les années 1950, animé par une ambition silencieuse: devenir écrivain dans un pays de lettres. À Paris, où il s’installe en 1959, il trouve un monde en effervescence, animé par Sartre, Camus et le Nouveau Roman, et une capitale qui lit déjà les voix de l’Amérique latine, comme Octavio Paz ou Juan Rulfo. À 23 ans, il s’y installe avec Julia Urquidi, sa première épouse, qui deviendra l’héroïne de La Tante Julia et le scribouillard.

Un écrivain péruvien façonné par Paris

Mario Vargas Llosa est mort à Lima, dans son pays natal, mais son cœur battait aussi pour la France, où il déclara être «devenu écrivain». Cette phrase, prononcée en février 2023 lors de son discours d’entrée à l’Académie française, résumait une trajectoire exceptionnelle: celle d’un auteur hispano-péruvien qui, sans jamais écrire directement en français, trouva en France la scène intellectuelle et littéraire où faire éclore son talent.

L'influence de Flaubert et la découverte de la Pléiade

Dès son arrivée à Paris, Vargas Llosa achète un exemplaire de Madame Bovary, le roman fondateur de son admiration pour Gustave Flaubert. Ce livre deviendra son compagnon de chevet, et la matrice de son essai L’Orgie perpétuelle, réflexion essentielle sur le métier d’écrivain.

Flaubert, mais aussi Victor Hugo, Alexandre Dumas, Sartre ou Camus, nourrissent son imaginaire romanesque. Il en hérite la rigueur stylistique, le souffle narratif et l’obsession de la forme. En 2004, il rend hommage à Hugo avec La Tentation de l’impossible, une brillante étude sur Les Misérables, où il explore la tension entre fiction et politique.

Son attachement à la littérature française sera couronné en 2016, lorsqu’il devient le premier écrivain étranger à être publié de son vivant dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Cette reconnaissance rare témoigne de la place qu’il occupe dans le cœur littéraire de la France.

Du «Défi» aux grands romans

Bien avant d’être reconnu mondialement, Vargas Llosa avait déjà noué des liens profonds avec la culture française. En 1957, encore étudiant, il obtient son premier prix littéraire pour El Desafío («Le Défi»), attribué par La Revue Française. À cette époque, il est convaincu que le Pérou, pays sans maisons d’édition et avec peu de librairies, ne permet pas à un écrivain d’éclore. Il veut devenir, disait-il, «écrivain français».

À Paris, il travaille comme professeur d’espagnol, traducteur, journaliste à l’AFP, et commence à écrire La Ville et les chiens. Publié en 1962, ce roman dur et engagé sur la brutalité dans une école militaire au Pérou, reçoit le prix Biblioteca Breve. Il ouvre la voie à une œuvre dense, marquée par la lucidité sociale et la virtuosité narrative.

Figure du «boom» et voix de l’Amérique latine

Avec Gabriel García Márquez, Julio Cortázar, Juan Rulfo et Carlos Fuentes, Vargas Llosa incarne la génération dorée de la littérature latino-américaine. Ensemble, ils imposent au monde un continent littéraire en pleine effervescence, où réalisme magique, critique sociale et ambition romanesque s’entrelacent.

Mais contrairement à ses confrères, Vargas Llosa demeure fidèle à une structure romanesque classique, préférant raconter des histoires avec clarté plutôt que d’expérimenter à l’extrême, comme le prônait le Nouveau Roman. Il explore les tensions politiques, les injustices sociales, les dérives du pouvoir – thèmes que l’on retrouve dans Conversation dans la cathédrale, La guerre de la fin du monde, ou Le rêve du Celte.

Un virage idéologique assumé

Au début des années 1970, Mario Vargas Llosa opère un tournant politique majeur : il se détourne du communisme castriste pour se rapprocher des idées libérales, influencé par Alexis de Tocqueville. Cette évolution idéologique lui vaut l’hostilité d’intellectuels sud-américains, mais renforce ses liens avec les milieux intellectuels français libéraux, notamment avec l’académicien Jean-François Revel, anticommuniste notoire.

Ce positionnement n’entame en rien la reconnaissance dont il jouit en Europe, notamment en France, où il poursuit ses publications et ses interventions intellectuelles.

Une œuvre toujours vivante

L’influence de Vargas Llosa perdure aujourd’hui. Certaines de ses œuvres connaissent une nouvelle jeunesse grâce aux plateformes de streaming. Tours et détours de la vilaine fille devrait bientôt être adaptée, tout comme Cent ans de solitude de García Márquez ou La maison aux esprits d’Isabel Allende. Pour Francisco Ramos, responsable des contenus Amérique latine chez Netflix, ce qui les unit, c’est avant tout leur puissance narrative et leur capacité à raconter les cultures de leurs pays d’origine.

Ces projets, portés par des investissements massifs et une demande croissante en Amérique latine, participent à inscrire ces classiques dans une mémoire visuelle mondiale.

Un dernier retour à Lima

Depuis 2024, Vargas Llosa s’était retiré de la vie publique, revenu vivre à Lima. À l’approche de ses 89 ans, fin mars, quelques photos de lui publiées par son fils Alvaro sur les réseaux sociaux le montraient marchant dans la capitale péruvienne, où il avait écrit ses deux derniers romans: Cinco Esquinas (2016) et Le Dedico Mi Silencio (2023).

Dans une de ces images, il apparaît au bras de son petit-fils Leandro, souriant, vêtu simplement. Une manière de clore un parcours commencé dans la solitude de l’écriture et terminé dans la tendresse familiale.

Un Nobel ancré entre deux continents

En 2010, l’Académie suédoise couronne Mario Vargas Llosa du prix Nobel de littérature, saluant un auteur «décrivant la structure du pouvoir et ses résistances, ses révoltes, ses défaites». Lui-même déclarait lors de la remise du prix: «Je ne me suis jamais senti étranger en Europe, ni nulle part d’ailleurs».

De Paris à Lima, de la fiction politique au roman amoureux, Mario Vargas Llosa a dessiné une cartographie de l’esprit, entre engagement, exigence formelle et passion narrative. Et c’est sans doute en France, patrie d’adoption, que son rêve d’écrivain s’est accompli dans toute sa plénitude.

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